mercredi 9 juillet 2008

César Brie et le Teatro de los Andes, Yotala (Sucre)

Hier, journée à marquer d'une pierre blanche : rencontre avec César Brie, fondateur du Teatro de los Andes, excusez du peu. C'est à peu près l'équivalent du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, mais en Bolivie. Il nous attendait pour el almuerzo (le déjeuner) à 12h30. Leur Q.G. se trouve dans les alentours de Sucre, à Yotala très exactement, pueblito charmant mais vraiment perdu, que seul un micro dessert depuis Sucre. "Micro" est le terme adéquat, quand on voit la taille de l'engin. Ce qui est effrayant, c'est le nombre de personnes qu'ils arrivent à entasser là-dedans. On a 1/3 de fesse qui s'accroche désespérément à une mini-banquette, les jambes repliées au plus près de soi, les pieds posés où ils peuvent sur le sol jonché de coquilles de je-ne-sais-quoi, de sacs de marché, d'oranges ... à gauche, un bras qui agrippe une poignée, à droite, la tête nattée d'une cholita, et plus bas le visage buriné d'une petite fille, dont l'expression sereine prouve sa grande habitude à effectuer ce genre de voyage.
Bref. Nous arrivons à Yotala, saines et sauves, après des petites routes de montagne sinueuses (paysage extraordinaire comme toujours) que le chauffeur emprunte avec fougue, je dirais même avec rage. A Yotala, tout le monde connaît le Teatro de los Andes. Le conducteur, la mamita à côté, les laveuses un peu plus bas près de la rivière, le jardinier qui déjeune sur une pierre avec sa femme et sa fille. C'est lui qui nous indique la grille bleue, un peu plus loin. "Aqui esta el Teatro de Don Cesar". C'est comme cela qu'ils l'appellent tous. Respect. On cogne à la grille, comme indiqué. Un immense chien blanc se précipite vers nous en aboyant, suivi d'un jeune homme souriant : un des acteurs de la troupe. On est accueillies dans le jardin de la propriété (magnifique) par plusieurs des comédiens, qui nous offrent une limonade. Bientôt nous rejoint César Brie, cheveux grisonnants, petites lunettes, peau hâlée, barbe de 4 jours, yeux d'un bleu quasi transparent. Il est habillé un peu n'importe comment. Mais on sait que c'est lui. Son visage est marqué par une expérience artistique et personnelle qui vaut son pesant d'or. Il nous sert la main, s'excuse du retard, nous invite à manger à l'intérieur. Là, deux cuisinières boliviennes s'affairent au dessus de chaudrons magiques fumants. Elles nous servent deux assiettées de pâtes délicieuses, on déjeune autour de la table, tous les trois, tranquillement. César sait parler français, ce qui nous facilite la tâche pour démarrer. Notre timidité s'atténue peu à peu, les questions fusent avant même que la caméra soit allumée. On est fascinées par le personnage, par ce qu'il a accompli, par cette vie en communauté si ... organisée, si pro. Une grande brune filiforme, comédienne évidemment, nous rejoint et prend part à la discussion. Nous la dévisageons. Elle est d'une grande beauté. C'est la femme de César. Ils ont deux petites filles qui courent dehors, qui chahutent. Elles suivent leur scolarité à Yotala. Deviendront-elles actrices ? Allez savoir ... cela ressemble à une grande famille, des couples, des enfants, des frères, des sœurs ...
Le déjeuner se termine sur une note chocolatée, César propose de nous montrer la propriété. On allume Didine. Hors de question de rater ça. C'est une superbe occasion. Au fil de la visite et des dires de César, on en apprend sur tout : les débuts du Teatro de los Andes, comment tout cela a pris vie, comment ils ont trouvé ce lieu paradisiaque, pour quelles raisons, dans quel état, pour combien, comment la troupe fut peu à peu fondée, les anecdotes incontournables, les soucis, les joies ... César est extrêmement ouvert, il se prête au jeu, répond à toutes nos attentes, tout en nous montrant les recoins de son petit paradis.
Un peu plus en contrebas, sa maison, qu'il a construit lui-même évidemment, après avoir mis de l'argent de côté à l'étranger pendant quelques mois (conférences, etc ...) laissant le théâtre tourner sans lui. L'intérieur de la maisonnée est comme lui : captivant. Des livres, des cadres au mur, des photos, des objets, de la paperasse, des couleurs, du bruit (les petites qui jouent dans la mezzanine) ... on est sous le charme.
Nous l'interviewons dans sa cuisine, en buvant un cafecito con crema. Il sera en retard à la répétition, mais tant pis. Les autres commenceront sans lui.

Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre expérience, comment en êtes vous venu au théâtre ?
J'ai commencé le théâtre à 17 ans à Buenos Aires. Puis j'ai quitté l'Argentine car un des acteurs de la troupe s'est fait capturer et torturer. Je suis parti en Italie, m'installer près de Milan, où j'ai créé une troupe. On a travaillé huit ans en Italie, puis j'ai filé au Danemark, où je suis resté neuf ans. Ensuite je suis revenu en Italie pendant un an, puis j'ai quitté l'Europe pour la Bolivie en 1991, date à laquelle j'ai fondé le Teatro de los Andes. Cela fait dix-sept ans que je travaille ici. Je ne suis jamais retourné vivre en Argentine.
Mon envie de faire du théâtre est venue à cause des femmes. J'étais extrêmement timide, et je n'arrivais pas à leur parler. J'ai fait du théâtre pour ça. Pour leur exprimer mon âme. J'ai le sentiment que le théâtre est un tout : il y a l'esprit, les mots, le corps ... J'étais un poète, il me fallait le corps aussi. Après quoi j'ai quitté les femmes qui s'interposaient entre le théâtre et moi. C'est paradoxal.

Quand a été fondé le Teatro de los Andes, et quelle est sa philosophie ?
Il a été fondé en 1991. Il y a bien une philosophie, oui. La chose que je voulais faire avec ce théâtre, c'était créer un endroit pour faire des expérimentations artistiques, essayer différentes choses. Je voulais également faire corps avec le public, en faisant du théâtre à la fois expérimental et populaire. Le langage devait être à la fois simple et complexe. Mon but n'était pas de travailler seulement pour l'élite. Je suis fatigué de ça, vraiment. Il nous fallait travailler tous les jours les thèmes de la vie. L'idée était donc de créer un endroit pour vivre et travailler. Ici, on a un moyen de transport, la lumière, le son.. le résultat ne dépend que de nous. C'est ça qui me plaît. Il s'agit d'un projet culturel de vie. Tout en respectant l'intimité et les rêves de chacun. Je ne veux pas être le seul metteur-en-scène, si quelqu'un veut faire quelque chose, il peut.

Comment définiriez-vous votre genre théâtral ?
Grotesque.
Mais je déteste quand on dit : "le théâtre, ça doit être comme ça." Il n'y a pas une seule vérité au théâtre, il y a la différence au théâtre. Il faut dire : "moi, je fais comme ça". Pas : "c'est comme ça".

Selon vous, quel est le devoir de l'acteur ?
L'acteur, c'est un artiste qui utilise son corps, sa voix, pour dire les choses, le présent. Il s'agit donc de dénoncer, mais pas seulement. Sinon c'est ennuyeux. Il y a le devoir de mémoire, grâce à la conscience intuitive du comédien, du metteur-en-scène.

Est-ce que le Teatro de los Andes essaie de toucher tout le monde ?
C'est sa prétention, oui. Mais nous n'avons pas réussi. Ce qui nous en empêche, c'est le manque de moyens, notre manière de vivre. On a quitté les grosses villes pour tout faire ici, à Yotala. Moins d'argent donc. On fait du théâtre pour les paysans, les étudiants ... le peuple. Je pense d'ailleurs que dans les années à venir, je vais dédier mon travail encore davantage aux paysans. Ce sont eux qui ont le plus de choses à dire.

Pensez-vous que le théâtre change avec les évènements politiques ?
Bien sûr. C'est nous qui changeons, et notre théâtre s'en ressent. Nous n'avons aucun modèle préconçu pour faire les choses, donc on réagit à ce qu'on voit. La matière théâtrale, c'est la mémoire.

Comment travaillez-vous au sein du Teatro de los Andes ?
On travaille différemment à chaque fois. Le théâtre est un lieu où l'on doit expérimenter ensemble les choses, à travers la matière artistique, des allégories, etc ... On recherche par les images, grâce à des improvisations, on travaille sur la forme du texte, sur la manière différente à chaque fois de dire les choses.

Combien de temps peuvent durer les répétitions ?
4 mois, 6 mois, 1 an. Cela dépend du résultat obtenu. Ici, contrairement à la France, on a une richesse extraordinaire : le temps. On se donne le temps de faire les choses, d'arriver à ce que l'on veut. Du coup, le temps de répétition varie, c'est notre force. Comme Ariane Mnouchkine.

Que pensez-vous du théâtre comme moyen d'éducation, d'insertion sociale ?
C'est évidemment un moyen d'éducation, Le théâtre permet à tout un chacun de s'ouvrir, de se découvrir, de montrer qui l'on est. Cela permet de se connaître. C´est d'ailleurs le travail le plus important.

César finit son café à toute allure, il vient de regarder l'horloge murale, il faut qu'il file. On s'embrasse. Il nous donne deux dvd, les pièces qu'il a écrites, sa biographie (passionnante). On oublie de prendre une photo, bouleversées.

Quatre heures dans la vie du Teatro de los Andes, mémorables. Merci César Brie !!

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