samedi 31 janvier 2009

Patricio Vallejo de Contra el Viento, Quito

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Patricio Vallejo Aristizabal, il y a 18 ans, j'ai eu la chance de fonder Contra el Viento Teatro, dont voici la "maison" pour le moment... mais dans un futur proche, notre souhait serait de pouvoir nous déplacer à la campagne, avec tous nos rêves et nos projets... Je suis donc le directeur de ce groupe, mais je fais aussi de la dramaturgie, je joue, et j'interviens dans les cours que nous donnons.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Je crois que le théâtre, pour moi, a été comme un faux pas. J'étais destiné à autre chose. Je viens de la classe moyenne, mon père est ingénieur, et j'aurai du être ingénieur, comme lui. Mais sur ce chemin de traverse, j'ai trébuché, et quand je me suis relevé, j'étais sur scène. Pour ne plus jamais la quitter. J'ai délaissé l'école d'ingénieur pour me consacrer entièrement au théâtre.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de Contra el Viento ?
Oui. Ma vie de théâtre a commencé il y a 26 ans. J'ai d'abord fait partie d'un atelier à l'Université. Je me souviens du premier jour, où le prof nous avait demandé à chacun :"Pourquoi venez-vous faire du théâtre ?". Je lui avais répondu avec beaucoup de sincérité que ce dont j'avais besoin, c'était d'un espace de liberté. Pour moi l'absence de liberté était synonyme de société conservatrice, d'éducation formelle. Il me fallait une échappatoire. Je l'ai appelé "Liberté". Et après 26 ans, je me dis que oui, le théâtre continue d'être pour moi, un espace de liberté. Donc j'ai intégré cette atelier à l'Université Catholique, et je suis resté au sein de ce groupe jusqu'à ce que je sois invité par mon prof à intégrer le groupe professionnel qu'il dirigeait. J'y ai travaillé pendant 4 ans, puis je suis parti, parce que j'avais besoin d'apprendre d'autres choses. J'ai alors rejoins une femme exceptionnelle : Maria Escudero, fondatrice du Teatro Libre, et une des pionnière de la création collective en Amérique latine, une femme très respectée. Je me suis donc mis à travaillé avec elle, et j'ai beaucoup appris. C'est comme ma mère théâtrale. Notre salle de travail porte son nom d'ailleurs. Et un beau jour, Maria m'a dit : "Je ne veux plus que tu continues avec nous, je crois qu'il faut que tu suives ton propre chemin." Sur le coup je n'ai pas compris ce qu'elle voulait dire par là. Cela m'a troublé. Mais au final, ce qui était clair c'était que ce que j'avais vu du théâtre, l'acteur en scène, ne me satisfaisait pas. Pour moi, il ne suffisait pas à l'acteur d'avoir quelques ressources pour entrer sur scène et jouer. Je pensais que l'acteur était un artiste, pas un interprète, que ce n'était pas tout d'apprendre un texte et une série de déplacements, de le faire et de le déclamer avec une certaine émotion. J'étais persuadé qu'il y avait un art de l'acteur. C'est là que j'ai commencé à suivre les idées des grands maîtres qui se sont posé la question de l'art de l'acteur. Stanislavski, Meyerson, etc ... et puis j'ai découvert Artaud, ce qui a été décisif dans ma manière de percevoir le théâtre. A côté de ça, j'avais fondé le groupe Contra el Viento, mais ca ne s'appelait pas comme ca au début. C'était juste un rassemblement de personnes qui voulaient explorer l'art de l'acteur. On était très enthousiastes au début. Mais on n'avait aucune idée de ce qu'on voulait faire, de vers quoi on devait aller. On criait dans tous les sens, on essayait des choses ... (rires). Les écrits d'Artaud parlent plus d'un désir de théâtre que d'un théâtre concret, faisable. Donc on travaillait selon notre propre perception du travail d'Artaud, en cherchant à se libérer du corps, pour pouvoir s'exprimer. C'est 2 ans plus tard, lorsqu'on était en train de répéter au milieu de ruines incas au Nord de Quito - on avait décidé de s'entraîner là-bas, dans un site abandonné magnifique - qu'on a trouvé le nom du groupe. Pendant l'entrainement, à un moment donné, le vent s'est mis à souffler de plus en plus fort, de ces rafales puissantes qui balayent la cordillère, la poussière s'est mise à voltiger dans tous les sens, les cailloux nous griffaient le visages, et sans se consulter, on s'est tous retrouvés debout sur un des murs de cette ruine, un mur qui donnait sur une faille très profonde. Et on était tous là à recevoir ce vent en pleine figure. Cette anecdote nous est revenue quelques jours plus tard pendant le déjeuner, lorsqu'on cherchait un nom de groupe. Pour nous cette expérience là-bas dans les ruines, avait été fondamentale. On se voyait comme des hommes et des femmes recevant le vent en pleine figure. Les interprétations des gens sur ce nom ont toujours été moralisatrices. "Ah, le théâtre est une lutte contre le vent, etc ..." Nous, on s'en fiche, on ne ressent pas le besoin d'expliquer quoique ce soit. On voit le théâtre comme une caresse brutale qui peut te faire mal, avec ces cailloux qui te griffent, et en même temps être très agréable. L'expérience qu'on a tous les jours en montant sur scène. Parfois il m'arrive de penser que ce nom est un stigmate. Car on a eu beaucoup de mal, cela fait 18 ans que ca dure, et pour le coup, on n'a jamais eu le vent en poupe (rires). La vie a été très complexe. Parfois on se demande :"Pourquoi on continue ? Avec ce groupe, avec ce projet ? Pourquoi on se réunit pour monter des pièces ? Pourquoi donne-t-on des interviews à la télévision ? Pourquoi est-ce qu'on s'isole dans des endroits pour travailler et continuer à s'expérimenter dans l'art de l'acteur ? Pourquoi se poser tant de questions sur la condition humaine, sur le théâtre comme condition essentielle de l'être humain ?" Parce qu'il existe cette nécessité de ne pas abandonner. Et on a survécu 18 ans ! En continuant de croire qu'il est possible de gagner ce territoire de liberté qu'est le théâtre. Voilà un peu la genèse de Contra el Viento. Il y a eu un moment, lorsque cela faisait environ 10 ans que ça existait, où il y a eu une rupture dans le groupe. Nécessaire. J'ai cru que cela allait s'arrêter là. Je suis resté seul avec quelques disciples qui nous accompagnent depuis toujours. Et durant cette remise en cause, j'ai écris un texte, Adios, que j'ai mis-en-scène et joué, en pensant dire au revoir. Mais à l'inverse, ce spectacle unipersonnel a été un élan nouveau pour Contra el Viento, qui a entamé une deuxième phase. Parfois je pense que je pourrai prendre un moment pour m'asseoir sur scène et raconter la biographie de ce groupe... je ne sais pas... parce que j'en ai envie... comment on en est arrivé là, etc...

Comment travaillez-vous au sein de Contra el Viento Teatro ?
Bon. Après cette impulsion immense que fut la découverte d'Artaud ... et bien, il y a une anecdote très belle ... si je suis trop long n'hésite pas à me couper. Dans les années '80, ici en Équateur, il y a eu un reportage qui a marqué à tout jamais le cinéma-documentaire équatorien. Il traitait de la vie des indigènes qui gravissent des glaciers du Chimborazo (c'est une montagne de 6500m, la plus haute d'ici). Donc ces hommes et ces femmes grimpent jusqu'aux glaciers et au prix d'énormes efforts, ils arrachent des morceaux de glace et les redescendent jusqu'à la ville, jusque dans les quartiers, où ils les vendent. Elle est très utilisée pour faire une friandise que l'on consomme beaucoup par ici, el raspado, c'est de la glace pilée à laquelle on rajoute un petit sirop pour lui donner du goût. Évidemment avec le temps, l'industrie, l'arrivée des réfrigérateurs, des congélateurs, ce dur labeur s'est vu disparaître. Mais l'anecdote intéressante, c'est qu'à un moment dans le documentaire, on voit ces hommes qui marchent au milieu d'un blizzard, sans parvenir à ouvrir les yeux, et on entend la voix d'un vieil homme qui dit que la montagne a toujours été très dangereuse, et que les plus jeunes doivent apprendre à chercher des empreintes dans la neige, pour ne pas se perdre. Pour nous c'était ça, le théâtre : une immense montagne où l'on pouvait se perdre, tomber, ou simplement n'arriver à rien. On a compris que la solution pour nous était de trouver ces empreintes dans la neige. Et de ce fait, certaines sont apparues. On a rencontré Grotowski, par exemple, Eugenio Barba, et avec d'autre maîtres du théâtre latino-américain, comme Santiago García de la Candelaria, Miguel Rubio de Yuyachkani, on a essayé de suivre ces empreintes. Jusqu'à ce qu'en 1994, j'aie eu la chance d'être invité au Danemark, et j'ai travaillé avec Barba et sa troupe pendant un certain temps. Beaucoup de ces empreintes se sont transformées en impulsions vitales dans le travail de Contra el Viento. Je dirais qu'à partir de là, on a pu se regarder sans aucune pudeur, et s'accepter comme étant un groupe expérimental, un théâtre de groupe, un théâtre communautaire. Et aujourd'hui, l'héritage de Grotowski et Barba est tellement imprégné que c'est notre propre cheminement qui nous intéresse. On se tourne d'avantage vers le monde andin, auquel nous appartenons, et au baroque, dans notre manière d'être. On est en quelques sortes les agnostiques du théâtre. On essaie de questionner les lectures qui ont été faites, en essayant d'aller plus loin, on se pose des questions qui doivent paraître inutiles pour la plupart des gens, qui ne changent rien en soi, mais qui pour nous sont essentielles. Sur l'acteur, sur le public, sur ce que nous sommes, d'où nous venons ... on fait partie de ceux qui on décidé de croquer dans la pomme de la connaissance, pas de la connaissance du monde, mais de soi-même. Et Dieu s'est fâché contre nous et nous a expulsé du Paradis. Et c'est ici (il montre le lieu) qu'on s'est retrouvés pour vivre notre exil. Et chercher nos territoires de liberté. On sent que l'on est en marge du monde de la culture, de la civilisation d'aujourd'hui. On l'observe d'ailleurs avec étonnement, on se demande pourquoi les gens partent de chez eux tous les matins désespérés pour aller gagner de l'argent, pour acheter des choses dont ils n'ont probablement pas besoin. On a essayé, on le voit maintenant en pratique, de trouver notre propre chemin. Pas seulement dans la pratique théâtrale, mais en tant que personnes. Et ce dont on a pris conscience, c'est que l'on n'était pas les seuls, il y en a d'autres comme nous. Le théâtre est une patrie où l'on se retrouve tous, qui est marginale, et donc on voyage, on échange. On a la chance de visiter l'Amérique latine, assez régulièrement, on participe aux festivals, aux rencontres, on a beaucoup d'amis qui comme nous ont construit leurs petits territoires de liberté, et qui luttent, se rendent dingues à vouloir changer des choses apparemment dérisoires, mais sont sont leurs grandes cathédrales. Et avec eux, on a fait de la route, on a échangé, quand ils nous rendent visite on les accueille et vise versa. Et en cela on se sent faire partie d'une même patrie marginale, qui est le théâtre.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Oui. Je crois que oui. Que le théâtre est comme une vision dans la fin du monde. Une vision qui est réelle. Cette exposition du réel, qui est la vérité intérieure, qui est la lutte, contre cette culture qui homogénéise, qui massifie. L'artiste a le rôle de révéler tout ça. Révéler le monde intérieur de chacun, révéler la lutte, la tension. Les peurs, les désirs. Tu comprends ? Mais personne n'impose ce rôle, ce n'est pas un rôle que la société demande. C'est un rôle que l'on s'impose à soi-même. Je veux dire que la société, aujourd'hui, n'a pas besoin de théâtre. Personne ne te dit :"Fais du théâtre". Ce n'est pas comme d'autres activités, on pourrait dire "Fais de l'agriculture, parce que l'humanité a besoin de se nourrir." "Fais médecine, car l'humanité a besoin de se soigner." ou "Fais du foot, parce que l'humanité a besoin de se divertir." Le théâtre n'a pas besoin d'un argument pour exister, sinon être son propre désir, et de s'imposer ce rôle. Mais cette révélation transforme. Et donc, quand l'artiste habite cet endroit de fin du monde qu'est le théâtre, il change des choses. Si je ne trouve pas de justification sociologique, je lui en trouve une humaine. C'est pour cette raison qu'on continue.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je pense que le théâtre, plus que de donner, dépouille. Je faisais un jour une interview, et on me demandait : "Qu'est-ce que vous apporte le théâtre ?" Je lui ai répondu : "Le théâtre m'a tout pris! Il m'a dépossédé de tout. Il m'a dépouillé de mon besoin de reconnaissance, de la possibilité d'avoir une vie privée dans le sens de "propriété". Il m'a tout pris." Donc pour moi théâtre et vie privée ne font qu'un. Voilà, je pense que le théâtre dépouille, avant de donner quoique ce soit à la société, le théâtre lui arrache. L'être humain, en masse, oublie les choses. Le théâtre lui enlève cette condition de masse, et lui rend sa condition d'individu. Il le dénude complêtement, lui retire son masque. Voilà ce que je pense.

mercredi 28 janvier 2009

Cristina Marchán et le groupe Malayerba, Quito

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oui, je suis Cristina Marchán, actrice du groupe Malayerba, cela fait 6 ans que j'ai intégré cette compagnie, comme actrice et aussi un peu dans le travail de diffusion et d'administration, qu'on fait à tour de rôles.
Je donne aussi les cours d'improvisation.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Un jour, j'ai eu envie... Petite non, hein, je haïssais le théâtre. Je haïssais, je haïssais ! Je haïssais les gens, le public,... Mais je crois que j'avais un grand besoin d'exprimer quelque chose et que je ne savais pas comment faire. Et un jour j'ai vu une pièce de Malayerba, Pluma elle s'appelait, ils l'ont jouée il y a quelques années déjà. Et là j'ai découvert la possibilité de réinventer le monde, et de se réinventer soi-même aussi, et d'exprimer les choses avec lesquelles on est pas d'accord et de chercher des possibilités de changement, des possibilités pour le monde. Et c'est cela qui m'a fait me dire : "Je dois faire du théâtre".

Pouvez-nous raconter la genèse du groupe Malayerba ?
Malayerba a commencé avec la rencontre de trois personnes, Arístides Vargas et Susana Pautaos sont arrivés d'Argentine exilés de la dictature et Charo Fránces, arrivée d'Espagne, auto-exilée elle aussi après de nombreuses années de franquisme. Ils ne se connaissaient pas mais ils sont arrivés à Quito, se sont rencontrés et ont commencé à travailler ensemble - les trois étaient acteurs, issus d'écoles différentes, et de différentes réalités. Et, en se réunissant - parce que c'est la seule chose qu'ils avaient, ils n'avaient rien, pas de famille, ils ne connaissaient personne - ils ont commencé à s'enseigner ce qu'ils avaient appris, pour se créer un langage commun et commencer à créer des pièces. C'est un peu comme cela que ca a commencé, Malayerba.
Ensuite, d'autres acteurs équatoriens se sont joints et en 1980 environ, ils jouent la première pièce sous le nom Malayerba. Depuis, beaucoup de gens se sont joints au groupe pendant un temps, puis sont partis, c'est toujours en mouvement.

Depuis quand êtes-vous installés dans cette incroyable maison ?
Cette maison, si je ne me trompe pas, nous l'avons depuis 1997-1998. C'est une maison que le groupe a pu acheter grâce à une tournée en France. C'est la première fois qu'ils se faisaient de l'argent en faisant du théâtre ! Et tous les membres du groupe ont décidé - au lieu de demander un salaire - de mettre tout l'argent en commun et d'acheter cette maison - qui était destinée à autre chose, un hôtel je crois. Et un jour, des gens d'une ONG hollandaise sont venus offrir des financements, parce qu'ils avaient entendu parler d'un groupe Malayerba, qui travaillait beaucoup, et ils leur ont proposé de l'aide financière, pour développer la maison avec le théâtre, les salles de répétition, ...

Est-il difficile de développer une compagnie comme celle-là en Équateur ?
C'est difficile, mais c'est faisable. Et c'est faisable parce qu'il y a beaucoup de compagnies. Il y a pas mal de compagnies qui ont su se maintenir, qui écrivent - je crois que l'une des caractéristiques de nos groupes, c'est que nous avons aussi besoin d'une dramaturgie qui nous est propre, et que nous ne trouvons pas nécessairement dans les textes écrits ce que nous avons besoin d'exprimer.
Les groupes se sont donc mis à chercher leur propre dramaturgie.
Et oui, c'est difficile parce qu'il n'y a pas beaucoup d'appui institutionnel, ni des entreprises privées, mais c'est faisable.

Vous créez tout, au sein du groupe ?
Oui. C'est intéressant dans l'histoire du groupe, parce qu'il a commencé en utilisant des auteurs connus, classiques, comme Brecht par exemple. Mais plus tard, le groupe a eu besoin que quelqu'un écrive. Et Arístides a dit qu'il ne savait pas écrire. Mais bon, c'est finalement à lui qu'est revenu cette tâche, il a commencé, et maintenant c'est notre dramaturge, il écrit toutes les pièces que nous montons.

Comment définiriez-vous le genre de théâtre que vous faites ?
C'est compliqué. Je crois que ce sont des univers...euh... c'est difficile parce que ce sont toujours des histoires douloureuses à la base, qui ont un rapport avec la mémoire, avec des douleurs, des disparus, des morts, pendant des moments politiques très difficile, des moments sociaux très forts. Mais la poétique d'Arístides permet, à l'intérieur de ces univers de douleurs, de revendications aussi, il existe la possibilité du jeu. Il y a toujours beaucoup de scènes pleines d'humour. Mais l'humour est toujours en lien avec la réflexion, ce n'est jamais un humour gratuit. Il invite toujours à une prise de distance, par le rire, à un moment ou l'on se demande : "pourquoi suis-je en train de rire ?"
On pourrait dire que ce sont des drames sociaux, qui sont toujours mêlés au contexte social.

Pensez-vous que le théâtre doive dénoncer quelque chose ou peut-il être du pur divertissement ?
Je pense que le théâtre en général peut être divers. Ça peut être du divertissement, moi ça ne m'intéresse pas, mais ça peut exister et ça a le droit d'exister. Et plus il existe de formes théâtrales, mieux c'est, je crois. Mais ce type de théâtre ne m'intéresse pas.

Pensez-vous que l'acteur ait une responsabilité ?
Je pense que oui. Ça dépend aussi du type de théâtre qu'on choisit de faire. Si on choisit du théâtre de divertissement, pas nécessairement. Mais le théâtre qui m'intéresse et qui intéresse le groupe, oui, il y a un besoin de dénoncer quelque chose. Quelque chose qui n'est pas toujours nécessairement politique, comme dans la vie politique des partis, de la conjoncture.
Parfois ça a un rapport avec la politique de la vie, avec une injustice ou avec l'injustice dans un lieu comme la maison, ou l'école, ce type de contexte.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
J'espère beaucoup ! Je sens que ça apporte la possibilité de quelque chose. Je ne sais pas de quoi, ça dépend de chacun. Mais penser que quelque chose est possible, autre chose.

samedi 24 janvier 2009

Anna Correa, groupe Yuyachkani, Lima.

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bien. Je suis Anna Correa, comédienne au sein de la compagnie Yuyachkani, cela fait 30 ans que je travaille avec eux, et en plus d'être actrice "créatrice" au sein du groupe, je suis professeur d'entraînement corporel au théâtre de l'Université catholique.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Bien. J'ai débuté très jeune, au collège, et je connaissais déjà le groupe Yuyachkani. J'en suis sortie dans les années '70, on vivait alors sous un gouvernement militaire, un coup d'état, et ils s'auto-proclamaient "gouvernement militaire de la révolution péruvienne". Ils ont fait pas mal de changements importants. Moi je voulais faire un théâtre qui puisse parler de ce qui se passe dans le pays. J'ai donc lu des pièces (celles auxquelles j'avais accès), et j'ai réussi à me présenter à l'école de théâtre officielle du Pérou. Mais j'ai senti que ce que j'apprenais dans cette école ne traitait pas avec ce qui se passait dans le pays. Donc j'ai quitté l'école, et j'ai commencé à chercher, et en chemin j'ai croisé Yuyachkani. C'était en 1968.

3. Pouvez-vous nous raconter la genèse du groupe Yuyachkani ?
Bien. Yuyachkani est un terme quechua qui signifie "Je pense", "Je me souviens". Le groupe a 37 ans, et nous proposons un théâtre qui, basiquement, traite de la mémoire collective. Ce même nom, Yuyachkani, nous permet d'observer notre culture ancestrale. On se consacre non seulement à étudier les progrès du théâtre occidental, mais surtout à utiliser les principes que nous captons du théâtre oriental pour prendre en compte notre propre culture. Et c'est fondamentalement dans la fête populaire que l'on rencontre notre théâtralité. Le Pérou possède une culture très vivante. C'est un pays qui, en plus de cette culture ancestrale (quechua), a plus de 20 différentes nations en Amazonie (la majorité du territoire péruvien est amazonien), une culture à part le long de la côte, et une autre émigrante qui date de plusieurs années. Comme l'afro-péruvienne qui a 500 ans, ou la chino-péruvienne, qui a 200 ans. On parle ici d'un pays pluriculturel, multilinguistique, et notre groupe décide de travailler à partir de ça. Depuis le début, où l'on se posait en tant que jeunes artistes voulant être pluridisciplinaires, jusqu'à aujourd'hui. Pour pouvoir dialoguer avec notre public, dont le pays chante, danse, utilise des masques, est baigné dans une tradition religieuse, populaire, on a appris à jouer des instruments traditionnels, à danser ce qui se faisait dans chaque région. Mais il était aussi important de s'inspirer des éléments du théâtre mondial, avec beaucoup d'acrobatie, d'entrainement corporel ... ça a toujours été primordial pour nous de se sentir profondément péruvien et de présenter un théâtre qui puise dans ses racines, qui traite du droit civique, pour aller vers un Pérou meilleur. Un théâtre péruvien qui lève des questions, et atteigne un nouveau public.

Et vous arrivez à vivre de cela ?
Nous survivons du théâtre. On cite toujours cette phrase de Santiago Garcia, directeur et dramaturge de la Candelaria en Colombie, qui dit que nous sommes "une association culturelle à fonds perdus" (rires). On sait bien que l'on ne peut pas vivre de nos pièces, mais cela nous donne une liberté, la liberté de l'investigation et la liberté de ce que tu veux projeter. L'idée fondamentale est ce travail de laboratoire, ce travail d'investigation pour surpasser nos limites, à travers des voies diverses, ne rien fermer. Et à partir de la voix et du corps, t'offrir la liberté de cheminer à la frontière des arts. C'est comme l'opéra chinois. Si tu cherches la théâtralité ancestrale péruvienne, va voir un opéra chinois. Quand les Européens ont débarqué en Chine et ont vu le théâtre qu'ils y faisaient, quand ils les ont entendu chanter, ils ont dit :"Oui, c'est de l'opéra." Mais il s'agit plus de la façon dont la Chine fait du théâtre. De même, nous autres avons décidé de nous construire par rapport à la tradition. Notre manière de faire du théâtre est ancestrale. Notre terme quechua pour parler du théâtre est "puguiai", et cela signifie "jouer". Le jeu te permet des choses très concrètes. Quand tu vas jouer, tu dessines un espace, tu dessines un rôle, des personnages apparaissent, tu dessines le conflit, car c'est un conflit qui t'amène ou guide ton jeu. Mais de l'autre côté, il y a les règles. Et à l'intérieur de ces règles, tu vas pouvoir t'amuser, inventer, et créer.

Pensez-vous que le théâtre doive dénoncer quelque chose à chaque fois, ou cela peut-il être du pur divertissement ?
Lorsque l'on parle de "divertissement", on pense systématiquement à un spectacle dénué de sens. Mais lorsque tu parles du jeu, le jeu t'engage, tu es présent à ton corps, à ton esprit, tu vis des émotions, tu imagines des choses qui n'existent pas. Donc quand je parle du jeu et du fait de s'amuser, je parle surtout d'être en relation avec ses sens. Le théâtre que nous faisons cherche le spectateur interlocuteur. Pas le public consommateur. On est passés par différentes étapes. L'étape initiale, c'était de faire du théâtre politique. Et selon nous, c'était donner systématiquement des messages, avoir une position politique tranchée face à l'impérialisme, qui est basiquement la présence la plus difficile au Pérou. C'est cette présence qui crée des doutes, qui crée la pauvreté, qui crée des affrontements. Donc je pense que l'on a évolué au cours des ans, quand on s'est rendu compte que si l'on voulait sensibiliser, il fallait être un bon artiste. De même que j'étais militante dans les propos politique, il fallait que je le sois dans mon travail d'actrice : travailler mon corps, ma voix, c'est un travail minutieux, tu le sais, toi qui est comédienne. Mais en même temps, on se laisse capturer et conquérir par toute notre culture. Moi j'ai du apprendre à parler quechua, car je ne connaissais pas la langue. A utiliser les masques. C'est un travail conséquent d'affiner son art. Lorsque tu y parviens, tu as toutes les clés en main pour pouvoir faire un théâtre qui porte un message sans le dire par les mots. En tant qu'actrice, je dois connaître mes droits pour pouvoir défendre ceux des autres (les femmes, les enfants) et défendre notre écosystème. Il y a beaucoup de choses à faire au Pérou.

Et pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
En premier lieu, je dirai que me concernant, le théâtre m'aide à grandir en tant qu'être humain. Aujourd'hui, j'ai besoin de croître spirituellement. Cela m'a aidé à grandir en tant que femme créatrice. J'ai la certitude que le théâtre est un chemin merveilleux qui peut aider les enfants, les jeunes, et les femmes dans ce pays. On doit se guérir de 20 ans de violence extrême, de siècles d'oppression. Prostitution, famine, etc ... Je crois aussi que le théâtre au Pérou est important dans la lutte contre la pauvreté.

mardi 20 janvier 2009

Edgard Guillen en casa, Lima

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bon, je suis un vieux comédien, j'ai consacré toute ma vie au théâtre, et comme je vous l'ai raconté, les 18 dernières années, j'ai fait du théâtre chez moi : Edgard Guillen en Casa. L'une des particularités est que je ne faisais pas payer l'entrée, le chapeau tournait après le spectacle. Et le plus important selon moi, c'est que je faisais et que j'ai toujours fait le théâtre qui me plaisait, à moi, je n'ai rien voulu concéder, pas de théâtre qui rameute toute la population, non, même s'il est venu beaucoup de monde. Mais les gens venaient voir 2 grands classiques. Faust de Goethe, et Richard III, de Shakespeare. Deux adaptations, donc l'une, Richard III a été traduite par Alonso Alegria, un dramaturge péruvien, car la traduction en espagnol est horrible, tellement horrible que j'ai demandé à Alonso d'en faire une. Il parle très bien anglais, et très bien espagnol. C'est un dramaturge. C'est une version très "jolie" (en français dans le texte) ... (rires)

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Bien. J'aurais du être médecin. Je venais d'intégrer la faculté de médecine, lorsque j'ai fait un petit tour dans le centre de Lima, et je suis passé devant le Théâtre de San Marco (car j'ai toujours été rattrapé par le désir d'être chanteur, danseur, acteur ...). Je suis rentré à la maison, et j'ai dit : "Je n'ai pas été pris en faculté de médecine." Mon père m'a répondu : "Bon. Peu importe." Et voilà, cela fait 48 ans que je fais du théâtre. Je me suis entièrement consacré à ça. Je suis allé en Europe, en Espagne, à Madrid, j'ai eu beaucoup de chance car j'ai beaucoup travaillé. Et ensuite, c'était l'époque de Franco, c'était une période un peu dure, cela dit il y avait du bon théâtre, du théâtre très contestataire. Et le théâtre de Franco ... moi-même j'ai travaillé avec un metteur en scène qu'il (Franco) avait envoyé pour faire du théâtre. Et puis est arrivé le moment où cela m'a un peu fatigué. Dans les années '62-'63. Et j'ai décidé de voyagé, très jeune. Je voulais aller en Angleterre, mais je n'ai pas pu.
Au final j'ai eu beaucoup d'expérience dans le cinéma, mais comme traducteur, comme acteur dans des petits rôles comiques, mais avec de grands comédiens. Cela m'a beaucoup appris. J'ai suivi bon nombre d'ateliers, de cours ... je suis allé au théâtre, à Londres par exemple, à Paris, s'il vous plaît ! Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud, et j'ai pleuré tout le long du spectacle. Il y a eu comme un impact esthétique. Je ne parle pas français, mais je connaissais la pièce ... les deux interprètes étaient tellement extraordinaires ! Madeleine Renaud est venue au Pérou, dans les années '70, avec Jean-Louis Barrault et le Théâtre National Populaire. Elle a joué Le jeu de l'amour et du hasard, Hamlet, et une autre pièce de Marivaux. Ici, nous n'avons pas vu de très bon théâtre depuis longtemps. Cela a beaucoup changé et maintenant ce sont les jeunes qui ont repris le flambeau. Ils font beaucoup de choses. Moi, en jouant chez moi, je me suis un peu déconnecté du milieu (avec l'âge on change beaucoup). Je me suis dit : "Je vais rester dans mon château, dans mon petit château (ma maison ma plaît énormément)" Et voilà, j'ai donné bon nombres de spectacles entre ces murs, et ma particularité était de jouer tous les personnages. Je joue, je mets en scène, j'ouvre la porte, je passe le chapeau, j'allume et j'éteins la lumière ... je fais TOUT !

Et ce n'est pas difficile de s'auto-diriger ?
Ça l'a été au début, oui. Je vais te raconter. Mon expérience a été très rapide. Quand je suis revenu d'Europe, j'ai monté un groupe qui s'appelait le Pequeño Teatro, je cherchais un metteur-en-scène aussi fou que moi, mais il n'y en avait pas. Alors un jour j'ai appelé un ami qui m'a dit : "Si tu sais si bien ce que tu veux faire, et bien fais-le toi-même, fais-le toi-même !" Et moi de me dire "C'est ça, je vais mettre-en-scène." J'ai autant dirigé que j'ai joué. Du coup me diriger moi-même n'était pas difficile.

Et cela a beaucoup plu au public, non ?
Oui, il est venu beaucoup de monde. Ces pièces ont bien marché. J'ai eu l'occasion de travailler avec deux metteurs-en-scène italiens. Je montais un Tchekov, en travaillant des heures durant, des mois durant pour un one man show, et cela faisait un spectacle de 6 heures ! Ces italiens sont venus, très sympathiques (l'un est Argentin et l'autre Italien), j'ai vu leur travail, ici, dans un festival, je suis allé les voir en leur demandant de m'aider à raccourcir mon spectacle. On s'est enfermés dans un théâtre de 7h du matin à 7h du soir. On a raccourci le spectacle à 1 heure ! Et avec ça, j'ai voyagé dans toute l'Europe. Pas toute l'Europe, mais dans beaucoup d'endroits, et dans toute l'Amérique latine.

Combien de temps, donc ?
Très longtemps. 19 festivals.

La pièce a beaucoup évolué ?
Ce qui a changé le plus, c'est le regard que je portais sur Tchekov. C'était un travail très personnel, puisque c'était mon histoire, pas mon histoire personnelle, mais le problème de l'acteur, qu'est ce qui est réel, qu'est-ce qui ne l'est pas, la métaphore de la réalité et de l'irréalité dans le théâtre. Cela a beaucoup plu, parce que cela faisait réfléchir les gens. Et moi aussi.

Comment avez-vous fait votre publicité, pour faire venir les gens chez vous ?
Par le journal. Par chance, dans le Comercio (journal péruvien, ndlr), il y a un listing intitulé "Teatro" avec toutes les sorties, et j'y étais. J'ai joué tous les jours, durant 48 ans, sans m'arrêter. Je te jure. Je n'ai presque jamais pris de vacances. Maintenant, je suis en vacances ... mais j'écris une pièce. L'idée est très belle, car c'est une rétrospective, cela va s'appeler Variaciones de una retrospectiva (Variations d'une rétrospective, ndlr). L'idée est très sympa. Seul sur scène avec une malle d'où je sors des habits, des choses, avec des éléments de chaque pièce, mais avec un thème central, hein. Le personnage principal se trouve dans une grotte après la troisième guerre mondiale, 2000 ans ont passé, et il ne sait pas ce qui se passe au dessus de sa tête. Tous ces éléments le maintiennent en vie. Donc ça commence comme ça, et tout le long je rejoue les pièces que j'ai donné ici, mais je ne sais pas comment ça va se terminer. Je ne sais pas si ce monde va être merveilleux ou horrible.

Et avez-vous pu vivre de cela ?
Survivre (rires). Oui. Mais j'ai eu beaucoup de courage, de force. J'ai auto-géré les évènements, à une époque où je produisais de grandes choses, des spectacles de 30 personnes. Il y avait plus d'argent, aussi. Mais peu à peu ça a changé, tu sais que la politique du pays n'aide pas les arts de la scène, il n'y a jamais eu d'appui du gouvernement. Moi, j'ai appris à lutter, à me défendre, mais il y a beaucoup de grandes compagnies qui naissent aujourd'hui et meurent au bout de 4 mois, d'autres ont vécu 1 an, tout a toujours été précaire.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait un devoir, une responsabilité ?
Je crois que oui. Mais aujourd'hui, à mon âge, je pense que la plus grande responsabilité est avec soi-même. Et je pense que c'est beau de vivre sa vie en faisant du théâtre pour le partager avec les gens. C'est une manière de socialiser. Je ne crois pas que le théâtre puisse changer le monde, hein, je ne crois pas. Il aurait déjà dû changer. On parle de siècles de théâtre ! Faire du théâtre, c'est comme un vice personnel. Et c'est une affaire entre l'auteur, l'acteur et le public. Rien de plus.

Pensez-vous que les pièces doivent dénoncer quelque chose à chaque fois ?
Dénoncer ? Oui. Quand j'ai joué Tchekov ou que sais-je, c'était le questionnement sur l'être humain, avec un monologue très fort. L'être humain est en réclame. Cela est important. Le côté politique m'importait moins, cela dit il y a toujours un parti-pris. Soit tu es d'accord, soi tu ne l'es pas. C'est pour cela que j'ai monté Richard III. Parce que je pense que c'est une métaphore du pouvoir. Richard veut tuer toute sa famille pour le pouvoir. Donc dans mon adaptation, lorsque ça commence, il est déjà en enfer. Et toutes les nuits, il raconte son histoire, et toutes les nuits, il meurt. Car c'est une punition, il est assassiné par toutes les personnes qui ne l'aiment pas. Quand à Faust , c'est une manière de dénoncer ce qui se passe lorsque l'on n'est pas conforme à la règle. Je faisais 3 personnages : Faust, Mefistofeles et Margarita. La dramaturgie était bonne. Ça a très bien donné. Car le même moment est raconté par 3 personnages différents. Et c'est Margarita qui termine le drame.

Et combien de temps a duré la pièce ?
1 heure. C'était très agile, très amusant aussi, on peut voir les photos ici ... (il se retourne et nous montre). Et au final, je faisais les 3 personnages avec des petits changements visuels. Ce fut une très belle expérience. Après cela, j'ai fait un travail sur Sarah Bernhard, Sarah Bernhard y las memorias de mi vida, et elle était un prétexte pour parler de politique et ces possibilités sexuelles de chacun dans le cadre de certains régimes politiques. Là, il y a des photos (il montre à nouveau).

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Ce qu'il peut apporter ? Je pense qu'il y a une sensibilité que nous avons tous l'obligation de laisser sortir. Mon expérience est très belle : comme je ne faisais pas payer l'entrée, les gens venaient car c'était gratuit. Gratuit ! Faust ! Et le plus intéressant dans tout cela c'est qu'après la pièce, le public restait 2 heures durant à papoter avec moi. "Pourquoi faites-vous du théâtre ?" Cette interview que l'on fait, je la faisais tous les soirs. " Mais qu'est-ce que c'est chouette le théâtre ! Je n'y étais jamais allé jusqu'alors ... " disaient certains.

Et il y avait toutes sortes de gens dans le public ?
Toutes sortes. Au Pérou, il y a des différences de classe sociales énormes. Les gens venaient de quartiers très éloignés, 2 heures de trajet. Ça a été une expérience inouïe.

Et cela a changé quelque chose dans votre vie ?
Beaucoup. Je me suis rendu compte que j'étais maintenant un véritable "communicateur social", car je réponds aux questions de gens, je leur dis ce que je pense du théâtre, et je me rends compte que les gens veulent des choses de qualité. Ici sont venus des enfants, ce sont de merveilleux spectateurs ... bien sûr, j'ai essayé de faire des choses très agiles. Et quand je demandais : "Vous vous êtes ennuyé ?" "Noooon !" La culture n'ennuie pas. Goethe est une chose compliquée, mais c'était fait d'une manière très directe, très claire. Au début, je croyais que non, puis j'ai vu que si...

Caroline : Merci beaucoup Edgard !

lundi 19 janvier 2009

Chela de Ferrari, metteur-en-scène liménienne

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oui, bien sûr. Je suis Chela de Ferrari, directrice artistique du Teatro de La Plaza, c'est une salle qui a ouvert il y a 5 ans, elle est à ma charge, cette salle et tout l'équipement de ce théâtre et toutes les productions. Ce n'est pas une salle que nous louons, c'est une salle où l'on produit des pièces et ma tâche principal est la programmation annuelle. Parfois je mets-en-scène, une fois par an ou une fois tous les deux ans je mets une pièce en scène ici.

Comment avez-vous eu envie de faire du théâtre ?
Quand j'étais petite, que j'avais 8-10 ans, je mettais-en-scène mes sœurs et mes voisins. J'écrivais des pièces, je les appelais, on jouait un peu et je les dirigeais et on les présentait pour les occasions familiales. C'est quelque chose que je faisais avec beaucoup d'intérêt, c'était mon meilleur jeu, ma meilleure manière de jouer. Ça, et une vieille caméra cassée de mon père, il n'y avait que le zoom qui fonctionnait, donc je l'utilisais et je m'imaginais des films.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de la pièce que vous avez mise-en-scène, El beso de la mujer araña (Le baiser de la femme-araignée, de Manuel PUIG) ?
La dernière pièce que j'ai mise-en-scène, c'était Célébration, basée sur un film, Festen et plus tard réécrite pour le théâtre. Ce texte est tombé entre mes mains et c'est donc le dernier que j'ai travaillé. Dans le cas de cette pièce - j'ai toujours travaillé avec beaucoup d'acteurs, 17, 10-11 acteurs dans les précédentes - et soudain j'ai senti la nécessité de travailler une pièce plus intime, avec moins d'acteurs, un monologue ou peut-être 2 acteurs. Et en cherchant, j'ai trouvé ce texte.
L'union des opposés m'intéresse. Ça m'émeut quand j'apprends aux nouvelles qu'un enfant palestinien et un israélien jouent ensemble, par exemple. Ou quand des ennemis se rencontrent, l'union des contraires, des différences, le rapprochement des opposés m'intéresse. Et cette pièce, d'une certaine manière, c'est cela : deux personnages opposés, très différents, qui sont obligés de partager l'espace d'une prison, l'espace terrible d'une prison de Buenos Aires et ils sont obligés de s'entendre pour survivre. Il m'a paru intéressant de me demander : que se passe-t-il ? On est ici, obligés de partager cet espace, on doit donc s'entendre et on va trouver la manière. C'est un peu ce qu'il se passe aujourd'hui dans le monde, non ? On est là, dans cet espace, et comment se fait-il qu'on n'arrive pas à regarder l'autre au-delà, on regarde toujours avec des préjugés, comment fait-on pour s'en libérer et atteindre la véritable liberté ?
Et bon, toutes ces questions, j'ai senti que cette pièce me permettais, à moi et aux acteurs, de chercher un peu, d'essayer de répondre à ces questions.

Comment avez-vous travaillé ?
Dans un premier temps, on a cherché beaucoup de matière, on a beaucoup lu. J'ai passé aux acteurs du matériel qui pouvait les aider à trouver leur personnage. On a fait un bon travail d'investigation. Énormément dans mon cas, j'ai passé quasiment un an à chercher, à lire, pas seulement sur Manuel Puig (l'auteur), mais aussi sur le contexte historique de l'Argentine, sur l'homosexualité, sur la figure du Che Guevara, comme l'un des personnages est un guérillero. Les acteurs aussi ont regardé des images. Ça, c'était avant de commencer les répétitions, mais aussi pendant.
Et ensuite, on a simplement travaillé scène par scène, c'est une pièce qui demande beaucoup de détails. C'est très important de mettre au clair toutes les actions, et d'être toujours en train de se demander : qu'est-ce qu'il ya et qu'est-ce que je veux obtenir de l'autre ? Des choses élémentaires, en somme.

Vous avez surtout travaillé à partir d'improvisations ou à partir du texte seulement ?
A partir du texte, dans ce cas je ne me rappelle pas... - pour d'autres pièces oui, mais avec celle-ci, non, tout à partir du texte.

Vous nous avez dit que la pièce a reçu un accueil mitigé à ses débuts ?
Oui, la première représentation a eu lieu face à un public assez jeune, et on pensait que, comme ils étaient jeunes, la pièce allait être reçue de manière plus "ouverte". Mais on a eu une sacrée surprise parce que ça a été une première représentation très difficile et on croyait que toute la saison allait être comme ça : des rires nerveux, du rejet parfois. Mais au fur et à mesure des représentations, la pièce a trouvé son public.
Ce public très conservateur, qui sait qu'il y a une scène entre deux hommes et qu'il ne pourra pas le supporter, ne vient plus. Donc on a un public qui entre réellement dans la pièce et qui remercie profondément, qui laisse des silences très importants, qui les comprend et à qui la pièce parle. Ce n'est pas une œuvre tous publics, ce n'est pas une de ces pièces qui remplissent la salle comme on en a l'habitude dans ce théâtre. Ça n'a pas mal fonctionné, mais ça remplit moins la salle et cela, on le savait. Mais on est contents du résultat, des critiques qui nous parviennent.
Je ne pensais pas faire de cette pièce un étendard de quoique ce soit, non, je sentais simplement que c'était important de raconter cette histoire, de nous poser les questions que soulevaient cette pièce. Mais oui, je crois que c'est important de prendre des risques de toute manière. Je ne parle pas en tant que metteur-en-scène de la pièce - parce qu'en ce sens, je ne pensais pas à ça - mais en tant que directrice de cet espace : oui, on cherche des pièces risquées, des pièces nouvelles, contemporaines, qui parfois peuvent choquer le public, mais qui posent des questions, qui proposent des réflexions, et on le fait fréquemment dans cette salle, chaque année on essaie d'avoir une pièce comme celle-là.

Quelle a été la plus grande difficulté ?
... La plus grande difficulté... je crois que plus que difficulté - je ne parlerais pas de difficulté mais plutôt là où nous avons mis l'accent c'est dans le travail actoral, évidemment. Il y a deux comédiens et cette relation doit être absolument crédible. On doit sentir qu'à chaque instant il se passe quelque chose, qu'il y a comme un lien qui se tisse et, en ce sens, on a travaillé des heures et des heures pendant les répétitions, pour que chaque geste ait de l'importance, pour trouver un "pourquoi". La façon dont les acteurs se déplacent dans l'espace est également très importante.
Les acteurs proposaient, et ils m'ont donné la possibilité de tout essayer. Avec eux, je pouvais tout essayer. On a beaucoup travaillé l'espace, la relation spatiale, c'est un personnage à part entière dans cette pièce.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui. Je crois qu'on a la responsabilité de raconter... on est un miroir, d'une certaine manière, où de l'autre côté il y a des personnes qui se regardent. Ce qu'ils voient, ce ne sont pas des choses qui se passent à d'autres endroits, sur une autre planète, elles se passent ici et maintenant.
Nous parlons de qui nous sommes, de ce que nous voulons et ce pays, le Pérou, a besoin d'une plus grande identification, il y a un problème d'identité. Donc oui, on a une grande responsabilité avec les histoires qu'on raconte.
Je crois que l'artiste est responsable de cela. Mais je crois aussi qu'il y a des nécessité très particulières, intimes. J'ai des nécessités particulières, cette pièce je l'ai montée parce qu'il y a une histoire personnelle. Mais cette histoire à un rapport avec d'autres. Je ne suis pas une extraterrestre (rires), ce qu'il m'arrive, c'est plus ou moins ce qui arrive à d'autres, mes inquiétudes, mes questions sont celles d'autrui. Le personnel et le social se trouvent mêlés ici.

Pensez-vous que le théâtre doive systématiquement dénoncer, ou peut-il être un pur divertissement ?
Personnellement, ça ne m'intéresse pas de faire une pièce qui ne soit que du divertissement parce que je m'ennuie beaucoup. Mais je comprends qu'il y ait ce besoin, et je comprends parfaitement qu'il y ait des gens qui aient envie d'en faire. Moi, ça ne me suffit pas, mais je le comprends, et je ne crois pas que ça soit mieux, ou moins bien, je ne juge pas, je crois que ça a de l'importance aussi.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Beaucoup de gens m'ont dit, après avoir vu la pièce : "C'est comme si j'avais vécu beaucoup de temps. Ce ne sont que 2h, mais j'ai compris des choses qui prennent plus de temps à comprendre dans la vie." Je crois que c'est ça que fait le théâtre : il nous accélère. Tout à coup on comprend des choses.
Aujourd'hui je pense qu'on est fous, on n'a pas le temps de s'arrêter. Entre internet, le portable, on n'a pas le temps de se poser des questions, de regarder. Je crois que le théâtre nous permet d'entrer dans un univers en très peu de temps et de nous poser des questions, de nous regarder nous-mêmes aussi.

dimanche 18 janvier 2009

Gina Beretta et le Teatro del Milenio, Lima

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oui, je suis Gina Beretta, je suis productrice du Teatro del Milenio, je suis aussi fondatrice de la compagnie - dans laquelle j'ai aussi travaillé en tant que comédienne, mais maintenant je m'occupe de la production artistique, il s'agit non seulement de production mais j'interviens aussi dans la partie créative.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Il y a très longtemps, j'ai vu une pièce de théâtre de la compagnie Cuatro Tablas et ça m'a fascinée. Ça m'a fascinée et je me suis dit : "je veux faire ça". Comme j'avais terminé le collège très jeune, mes parents ne voulaient pas que je me consacre au théâtre, parce que le théâtre est quelque chose de très incertain. J'ai donc fait une licence en histoire et quand je l'ai terminée, j'ai fait du théâtre. Mais bon, ça m'a aidé, je ne le regrette pas, ça m'a beaucoup aidée dans le théâtre, surtout pour la partie créative, que je fais aussi, la partie dramaturgique. C'est très complémentaire, je n'ai donc aucun regret.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro del Milenio ?
Nous, les fondateurs du Teatro del Milenio, nous avons commencé dans un groupe qui s'appelait Raices (Racines, ndlr), c'était en 1982. Le directeur de Raices était l'un des anciens de Cuatro Tablas, le groupe qui m'avait fasciné à l'époque. On a donc travaillé avec lui et le groupe Raices pendant environ dix ans, on faisait du théâtre de rues. Quasi sans paroles, avec beaucoup de gestualité, on travaillait l'énergie, des concepts du théâtre oriental. On travaillait toute une série de concepts : les tensions du corps, le centre de l'équilibre, la fragmentation, les codes verbaux. On a fait un grand travail de diffusion du théâtre de rue qui a été très important.
Et plus tard, en 1992, trois des membres de Raices nous sommes séparés du groupe et on a formé le Teatro del Milenio. On a commencé en faisant du théâtre de rue aussi.
Mais à partir de l'année 1996 se sont joint au groupe quelques Afros - le directeur est lui-même Afro - et a surgit l'idée de faire une pièce qui parle des Afros-péruviens. Généralement, tous les travaux des Afros au Pérou - théâtre, musique, danse - parlent surtout de l'esclavage. Comme si l'esclavage était l'identité des Afros. Mais nous nous pensons que non, que l'esclavage est quelque chose d'épisodique et que la véritable identité, la véritable tradition est en Afrique. Il s'agit de revendiquer l'ancestralité africaine, la dignité africaine. Ça a été très important pour le groupe de faire ce travail. Et pas seulement pour le groupe d'ailleurs, mais pour tous les Afros qui s'y sont identifiés d'une certaine manière, et qui se sont sentis revalorisés.

Comment définiriez-vous le genre de théâtre que vous faites ?
Je pense que la proposition du groupe - bien que nous ne l'ayons pas encore totalement définie - c'est celle du théâtre du rythme. C'est-à-dire qu'à travers le rythme (les percussions, la musique en général, jusqu'au texte même), nous proposons une véritable esthétique. C'est quelque chose propre aux Afros, la question du rythme, des percussions, c'est très fort. On a commencé à travailler toutes les danses traditionnelles, et à partir de là des codes d'expression se sont créés.
Je crois que notre proposition est réellement celle du théâtre du rythme, que la musique communique, que les mots se fassent musique, et que la musique se fasse parole.

C'est vous qui créez tout, musique, danse, texte, ... ?
Ce sont des créations collectives, on ne se base pas sur des auteurs traditionnels et toutes nos œuvres sont de ce type.

Comment travaillez-vous au sein du Teatro del Milenio ?
Pour les répétitions, il y a toujours un entraînement rythmique à travers les danses, parfois quelques exercices acrobatiques et ensuite on répète les claquettes, par exemple. C'est ça la première partie, tout ce qui est échauffement. Et plus tard, il y a la partie créative, où on met en place les nouvelles choses. En ce moment, on monte une nouvelle pièce.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Je pense que oui, que c'est inhérent. L'artiste propose toujours une vision du monde. Nos pièces, par exemple, pointent toujours quelque chose du doigt, mais ce n'est pas notre objectif de faire des pièces didactiques, qui imposent une position, parce que nous ne sommes pas les politiques, on ne détient pas non plus la vérité, je crois que notre proposition critique, d'une certaine manière, mais plutôt subliminale, pas directe. Ce n'est pas un pamphlet. Il y a une vision du monde, c'est une proposition idéologique, mais l'intention n'est pas celle-là.

Pensez-vous que le théâtre doive dénoncer à chaque fois, ou peut-il être du pur divertissement ?
Je pense que le théâtre, c'est du divertissement en premier lieu. Et si par le biais d'une forme divertissante on peut faire parvenir un message, je crois qu'il peut mieux parvenir que par le biais d'une forme ennuyante ou pamphlétaire. Les gens sont déjà trop saturés de messages, de propagandes, surtout ici, dans ce pays, les gens ne croient plus aux hommes politiques, il y a beaucoup de corruption, il y a un grand mécontentement.
Je pense que le théâtre doit divertir, mais nous ne faisons pas du théâtre seulement pour divertir, nous avons un message. Le principal, c'est que les acteurs s'amusent, l'important c'est la qualité artistique.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je crois que le théâtre, le contact de personne à personne, l'énergie d'un autre être humain dans l'espace, je crois que déjà ça, ça communique quelque chose. Les gens reçoivent une série de message à travers une proposition esthétique et je crois que ça peut avoir de l'impact.
Je crois que le théâtre a une force incroyable quand il y a un grand niveau artistique. Une petite anecdote : j'ai un ami psy dont le patient est venu voir quatre fois le spectacle. Mon ami ne comprenait pas pourquoi il revenait voir autant de fois le même spectacle. Son patient lui a expliqué que ça le rendait heureux, que ça le revigorait.
Des gens nous on dit : " Depuis que je vous ai vu, ma vie a changé !", des choses comme ça. Moi-même, comme je t'ai dit, quand j'ai vu une oeuvre qui m'a marquée j'ai voulu faire du théâtre, ça a changé ma vie. Ma vie a été marquée par une pièce de théâtre.

jeudi 15 janvier 2009

Jorge Rodriguez, La Gran Marcha, Lima


Pouvez-vous vous présenter en quelques phrases ?
Bonjour, je suis Jorge, je vis ici, à Comas. J'aime beaucoup cet endroit, et j'ai envie d'y faire quelque chose qui me plaise avec les enfants du quartier et les voisins.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Par conscience. J'aime l'art. Depuis tout petit, je dessine. Mon père a été musicien, bohème, et du coup j'ai toujours cherché un endroit ou faire des choses manuelles, j'aime fabriquer ... et le théâtre est arrivé pour une raison purement sociale : aider le quartier, par le biais de l'Église. On a donc monter une pièce pour attirer du monde, en parlant d'un sujet qui touchait chacun. Ensuite, on faisait passer le chapeau. Et l'argent allait à ceux qui en avaient vraiment besoin. C'est comme ça que le théâtre a commencé. Cela a enclenché une réflexion sur soi, comment s'améliorer soi-même, mais aussi sur le thème du quartier, sur le fait de vivre le mieux possible ensemble, en communauté...

Vous êtes acteur, metteur-en-scène ?
Je suis acteur, et autodidacte. Il n'y a pas d'école de mise-en-scène ici. Je suis directeur de La Gran Marcha, mais je me considère plus comme un promoteur, un provocateur ou un animateur. Le tout est d'essayer de changer quelques petites choses dans le quartier.

4. Vous avez commencé avec La Gran Marcha, d'où vous est venue l'idée ?
Ce groupe est né dans une église, dans une paroisse. Le nom est irlandais. Et il a grandit comme ça, avec ce nom, et on ne voit pas de raisons de le changer. On commence à donner un sens bien particulier à ce que l'on fait. Et le nom entier : La Gran Marcha de Los Muñecos, c'est parce que les interventions que l'on fait dans la rue sont conséquentes. On a choisi de faire de la rue un espace théâtral. D'y amener nos personnages, nos histoires... Cela existe depuis les années '90. Et on vit de cela, enfin on survit. Il s'agit plutôt d'une "résistance culturelle". C'est très difficile, on rencontre beaucoup d'obstacles. On sait très bien qu'il n'y a aucun soutien financier de la part du ministère de la culture. C'était encore pire durant la dictature, c'était dangereux de faire n'importe quelle activité culturelle. Il faut donc faire de l'art en résistance, et avec beaucoup de créativité. Car aujourd'hui, l'école n'a aucune connexion avec la culture. C'est incroyable. Il y a une incohérence totale dans l'éducation, dans la formation de l'élève. Par exemple, on voit des défilés scolaires, dans le style marche militaire, au lieu de créer quelque chose de plus créatif. Non, ils font des concours de marche, à celui qui lèvera la jambe le plus haut, qui sera le plus rigide. C'est un peu ironique dans un pays comme le nôtre, non ? Mais bon, on arrive à changer les choses, petit à petit.

Au sein même du quartier ?
Oui. Mais il faut commencer par s'aider soi-même. Trouver un degré de bonheur, ce n'est pas toujours évident. Là il s'agit de nos voisins, de nos amis, d'un partage. Marcher dans ton quartier et saluer ton prochain avec un sourire, et qu'il te rende ce sourire. Demander comment ça va, tout simplement... Avant, cet endroit était dangereux, il y avait des gangs, beaucoup de violence. On essaie de changer cela. Les gens du quartier le comprennent. Hélas, tout cela a une limite, dans le sens où l'on veut l'impossible. (rires)

Comment travaillez-vous au sein de groupe ?
On est une équipe de 7 personnes, et on essaie de vivre de cette activité artistique. On vend un "produit" en allant vers ceux qui reconnaissent notre travail. On donne quelques ateliers également, en partageant notre expérience avec les enfants, les jeunes ... c'est grâce à cela qu'on réussit à vivre. Certains veulent apprendre d'avantage, diversifier leur expérience, aller vers quelque chose de plus professionnel, et effectuent un apprentissage actoral plus poussé, avec d'autres intervenants. Mais la majeur partie de notre travail vient de notre propre investigation. Il n'y a pas d 'école de théâtre de rue ici. Les écoles officielles au Pérou proposent du travail pour la scène, en salle. Et la plupart sont très semblables à celles qu'on rencontre dans les autres pays. En Europe notamment. Ici à La Gran Marcha, on cherche à faire un théâtre qui nous appartienne davantage. Parfois par le discours, parfois par le langage, que cela se rapproche de ce que l'on est. Et on joue avec tout cela.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait un devoir, une responsabilité ?
Oui. Avec lui-même, avec ceux qui l'entourent. On travaille aussi dans ce sens-là. Car les préoccupations des jeunes d'aujourd'hui tournent autour d'eux-même, c'est "moi je" et rien de plus. Ce qui nous intéresse, nous, c'est justement les relations inter-générationnelles. Avec la société aussi. On cherche à développer la solidarité, et on travaille beaucoup dans ce sens.

Pensez-vous que le théâtre doive systématiquement dénoncer quelque chose, ou peut-il être seulement du divertissement ?
Je pense que le théâtre doit divertir tout en faisant réfléchir. Cela doit être une réflexion. Bien sûr il existe du pur divertissement. Mais La Gran Marcha a opté pour du théâtre "réflexif". A la fois réflexif et divertissant. Ici, au Pérou, cela me semble important de penser les choses, que la réflexion soit quotidienne, normale. Certains ne prennent jamais de recul, apprennent ce que racontent les livres et c'est tout. Mais il faut essayer de comprendre sa réalité, pour pouvoir la changer. Ici, on a l'espoir de l'améliorer. Moi, je crois que le paradis est ici, il suffit de le découvrir en nous-même.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Beaucoup. Ici, dans ce genre d'endroits, beaucoup. Beaucoup. Car le théâtre permet le questionnement. Comme c'est inventif, qu'il faut toujours créer de nouvelles choses, cela implique une réflexion constante. On est confronté à des vérités qu'on ne nous a jamais enseigné à l'école. Et ces réalités apportent énormément aux gens. Ils apprennent aussi à s'exprimer, à communiquer avec autrui, à regarder l'autre, à toucher l'autre ... Je pense qu'avec tout cela on peut changer son quotidien. Le théâtre que l'on fait ici a su motiver la communication entre les habitants. Par exemple, pour l'aménagement des rues dans le quartier, les architectes demandaient leur avis à chacun : "Tu préfèrerais que cet espace soit plus large ?" etc ... Il y a même eu des assemblées créatives, où chacun disait ce dont il avait envie. Avant, toutes les décisions venaient d'en haut, maintenant c'est un partage ...

mardi 13 janvier 2009

Fernando Zevallos de La Tarumba, Lima

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Voyons... je suis Fernando Zevallos, je fais du théâtre et du cirque, comme acteur et metteur-en-scène. Je suis aussi l'un des directeurs de La Tarumba, qui est cette école de théâtre-cirque-musique pour enfants, jeunes et adultes.

Il y a plusieurs directeurs ?
Nous sommes deux. Stella Paredes et moi. Stella s'occupe de toute la partie gestion, organisation, production, et moi de la partie artistique.

Comment vous est venue l'envie de faire du cirque ? Et du théâtre ?
Le cirque, c'est parce que je vivais à un bloc d'un endroit où, chaque année arrivaient les cirques. Et pas seulement un, normalement il y en avait deux, une fois il y en a même eu cinq, parce que c'était un grand terrain. Il se montait donc là-bas une espèce de festival de cirque. Et les artistes, ou les travailleurs du cirque en général louaient beaucoup de chambres dans les maisons du quartier où je vivais. Donc, à partir de là j'ai été en relation avec le cirque, j'y suis entré petit à petit, en devenant ami avec les enfants, en jouant, j'ai commencé à apprendre et je n'ai jamais arrêté jusqu'à présent !
Et le théâtre... quand j'avais 16 ans je voulais partir avec le cirque, et, logiquement, ma famille ne me l'a pas permis, et je le comprends totalement, ce n'était pas très sûr que je m'en aille avec ces cirques, d'autant que j'avais 16 ans, j'étais encore au collège. Donc ils ne m'ont pas laissé partir, je me suis offensé et je me suis rebellé : j'ai changé de collège, je suis parti vivre quelque temps chez mon oncle et à ce collège où je suis arrivé, j'ai découvert qu'il y avait un club de théâtre, et c'était pour moi la discipline la plus proche du cirque. Quand j'ai découvert le théâtre, j'en suis tombé amoureux. A cette occasion, j'ai pu entrevoir ce qu'est aujourd'hui La Tarumba : réunir le cirque et le théâtre.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de La Tarumba ?
La Tarumba naît en 1984 de manière officielle. Mais comme je t'ai dit, depuis mes 16-17 ans j'avais déjà l'idée de créer un groupe où pourraient se combiner les deux disciplines et donc, en 1983 j'ai fait un essai : j'ai invité des jeunes, je leur ai appris des choses de cirque, j'ai mis en place un théâtre et on a sorti un spectacle cette année-là qu'on jouait dans les rues, sur les places, comme un essai de ce que pourrait être La Tarumba : il y avait du théâtre, du cirque et de la musique en live. Après un an passé à travailler dans la rue, en février '84, on a décidé de fonder La Tarumba. De ce groupe que j'ai rassemblé, nous étions neuf, nous sommes restés trois, nous l'avons fondé et à partir de nous trois ça s'est pas mal développé, je crois.

Est-il difficile de développer un groupe de ce genre au Pérou ?
C'est difficile, comme peut être difficile n'importe quelle activité professionnelle au Pérou et, j'imagine, dans beaucoup d'autres pays. Moi je n'aime pas penser que la vie d'artiste est un sacrifice. Je crois, au contraire, que de pouvoir vivre professionnellement de ce qui te plaît, c'est un privilège. Et c'est un privilège qui se construit. Mais, oui, définitivement, il faut travailler dur, comme pour n'importe quelle activité. Dans le cas de La Tarumba, je dis toujours qu'elle est née avec des lutins, avec de la magie. Parce que dès le premier spectacle, le public a très bien accueilli notre travail, et réellement, pour trois personnes qui n'avaient pas de capital, pas de salle pour répéter, avoir réussi à obtenir cette maison, l'espace en face, la tente et surtout la quantité de personnes qui vont aux spectacles, qui inscrivent leurs enfants ici et qui nous font confiance, pour moi ça sera toujours hallucinant.

Depuis combien de temps avez-vous cet espace ?
Nous avons cette maison depuis 1992. Rends-toi compte, si en '84 on l'a officiellement fondée, en '92, 8 ans après, on pouvait déjà avoir cette maison. C'est vraiment pas quelque chose de très fréquent, du moins ici. Surtout en ces temps, qui heureusement vont en s'améliorant, de beaucoup de violence, de beaucoup de misère, de beaucoup de corruption. Nous avons pu toujours rester au-dessus de la vague, si je puis dire, et cela tient non seulement à la conviction, à la foi avec laquelle nous avons assumé le projet de La Tarumba, mais aussi à la chance que nous avons eue de pouvoir sortir, voyager. Nous avons donc pu, durant les périodes difficiles ici au Pérou, nous avions des tournées permanentes à l'extérieur, on allait et on venait. Et cela nous a permis aussi de nous faire un capital.

Vous avez donc toujours pu poursuivre vos activités ?
Oui, depuis qu'on a commencé, on a jamais arrêté ! (rires)

Comment travaillez-vous au sein de La Tarumba ?
Dans la partie création de spectacles, je t'explique ce qu'on fait cette année, par exemple. Cette année - où l'on fête en plus les 25 de La Tarumba - nous abordons un thème très péruvien : nous prenons une partie de la côte, Chincha, et une autre de la montagne, qui sont deux départements voisins. Au fil des années s'est créé, même avant les Incas, un transit entre la côte et la montagne à partir de cet endroit, qui a généré un métissage de races, de cultures, de musique. Et il y a dans cette région une conception de pays qui m'intéresse beaucoup, dans laquelle se mélangent l'indigène, le noir qui est arrivé apporté par les Espagnols et les Espagnols. Et je crois que c'est important d'aborder ce thème maintenant, parce qu'il nous manque encore au Pérou de nous assumer en tant que Péruviens. L'autre fois - je fais un commentaire rapide - il y avait une émission à la télé où ils montraient des photos de Péruviens aux gens dans la rue et ils leur demandaient : "Qu'est-ce qu'un Péruvien pour vous ?" et les réponses des gens étaient... folles. Par exemple, il y avait une dame qui voyait un homme blanc et qui disait : "Ça c'est un Péruvien". Il y en avaient d'autres qui se référaient à un noir, d'autres à un indigène. L'idée de ce que c'est, d'être Péruvien est encore un peu confuse.
A partir de ce thème, ce qu'on a fait toute l'année 2008 c'est d'aller à chacun de ces endroits, apprendre sur la culture, la musique. On accumule beaucoup de travail d'investigation tout en répétant la partie technique. Ensuite on travaille à partir d'improvisations, de créations dans l'espace et on donne forme à la matière. J'essaie de maintenir la liberté des acteurs et ma propre liberté en tant que metteur-en-scène. Je crois que si on découvre tout à coup, après 7 ou 8 mois de travail, quelque chose qu'on cherchait, une semaine avant, bon, ça prendra du temps pour mûrir, mais je ne veux pas m'enfermer dans une idée fixe.

Pensez-vous que l'artiste ait une responsabilité ?
Je crois que l'acteur de théâtre, ou de cirque a une grande responsabilité. Et La Tarumba a une grande responsabilité parce que, d'un côté on reçoit la confiance des gens - ça, ça donne déjà une responsabilité. Et d'un autre côté, on doit assumer une responsabilité envers la profession, pour le développement, l'accroissement constant. Parce que le théâtre et le cirque sont des arts vivants, s'ils ne sont pas en mouvement et en développement constants, ils perdent leur sens. Et ça c'est une responsabilité qui, je crois, doit être implicite pour n'importe quelle personne qui se consacre au théâtre, qu'il soit acteur, metteur-en-scène ou technicien. En général, pour n'importe quelle activité dans la vie. En plus, on a une responsabilité, la plus importante je crois pour moi : c'est un espace privilégié, qu'une société, une communauté, un public, octroie à quelqu'un et cela, il faut le recevoir avec l'attention et le respect qu'il mérite.

Pour finir, que pensez-vous que les arts scéniques puissent apporter aux gens ?
Beaucoup, je crois. Je crois que, surtout aujourd'hui, dans un monde globalisé où tu as au cinéma tout ce que tu peux imaginer, avec internet la proximité avec des gens de différents endroits, pourquoi le théâtre, par exemple, qui est un rituel qui se fait face à peu de gens - même si tu as une salle de 1000 personnes, si tu prends en compte le contexte mondiale, ça fait peu de gens - pourquoi jusqu'à maintenant le théâtre ou le cirque ont cette quantité de gens, ce public interessé ? Je pense que c'est parce que ce sont des arts qui sont réellement un canal d'expression pour le public. C'est comme un des visages de la sculpture : c'est une nécessité que les cultures, les sociétés, les communautés ont de s'exprimer d'une certaine manière, de se refléter, de se regarder, de se créer des miroirs, de se réaffirmer ou de se confronter.
Plus qu'un "show" - je n'aime pas dire "show" - vit là l'essence du rituel, du rituel qui a mené à la création des arts scéniques.
C'est comme s'alimenter, boire de l'eau : c'est vital ! (rires)