samedi 24 janvier 2009

Anna Correa, groupe Yuyachkani, Lima.

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bien. Je suis Anna Correa, comédienne au sein de la compagnie Yuyachkani, cela fait 30 ans que je travaille avec eux, et en plus d'être actrice "créatrice" au sein du groupe, je suis professeur d'entraînement corporel au théâtre de l'Université catholique.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Bien. J'ai débuté très jeune, au collège, et je connaissais déjà le groupe Yuyachkani. J'en suis sortie dans les années '70, on vivait alors sous un gouvernement militaire, un coup d'état, et ils s'auto-proclamaient "gouvernement militaire de la révolution péruvienne". Ils ont fait pas mal de changements importants. Moi je voulais faire un théâtre qui puisse parler de ce qui se passe dans le pays. J'ai donc lu des pièces (celles auxquelles j'avais accès), et j'ai réussi à me présenter à l'école de théâtre officielle du Pérou. Mais j'ai senti que ce que j'apprenais dans cette école ne traitait pas avec ce qui se passait dans le pays. Donc j'ai quitté l'école, et j'ai commencé à chercher, et en chemin j'ai croisé Yuyachkani. C'était en 1968.

3. Pouvez-vous nous raconter la genèse du groupe Yuyachkani ?
Bien. Yuyachkani est un terme quechua qui signifie "Je pense", "Je me souviens". Le groupe a 37 ans, et nous proposons un théâtre qui, basiquement, traite de la mémoire collective. Ce même nom, Yuyachkani, nous permet d'observer notre culture ancestrale. On se consacre non seulement à étudier les progrès du théâtre occidental, mais surtout à utiliser les principes que nous captons du théâtre oriental pour prendre en compte notre propre culture. Et c'est fondamentalement dans la fête populaire que l'on rencontre notre théâtralité. Le Pérou possède une culture très vivante. C'est un pays qui, en plus de cette culture ancestrale (quechua), a plus de 20 différentes nations en Amazonie (la majorité du territoire péruvien est amazonien), une culture à part le long de la côte, et une autre émigrante qui date de plusieurs années. Comme l'afro-péruvienne qui a 500 ans, ou la chino-péruvienne, qui a 200 ans. On parle ici d'un pays pluriculturel, multilinguistique, et notre groupe décide de travailler à partir de ça. Depuis le début, où l'on se posait en tant que jeunes artistes voulant être pluridisciplinaires, jusqu'à aujourd'hui. Pour pouvoir dialoguer avec notre public, dont le pays chante, danse, utilise des masques, est baigné dans une tradition religieuse, populaire, on a appris à jouer des instruments traditionnels, à danser ce qui se faisait dans chaque région. Mais il était aussi important de s'inspirer des éléments du théâtre mondial, avec beaucoup d'acrobatie, d'entrainement corporel ... ça a toujours été primordial pour nous de se sentir profondément péruvien et de présenter un théâtre qui puise dans ses racines, qui traite du droit civique, pour aller vers un Pérou meilleur. Un théâtre péruvien qui lève des questions, et atteigne un nouveau public.

Et vous arrivez à vivre de cela ?
Nous survivons du théâtre. On cite toujours cette phrase de Santiago Garcia, directeur et dramaturge de la Candelaria en Colombie, qui dit que nous sommes "une association culturelle à fonds perdus" (rires). On sait bien que l'on ne peut pas vivre de nos pièces, mais cela nous donne une liberté, la liberté de l'investigation et la liberté de ce que tu veux projeter. L'idée fondamentale est ce travail de laboratoire, ce travail d'investigation pour surpasser nos limites, à travers des voies diverses, ne rien fermer. Et à partir de la voix et du corps, t'offrir la liberté de cheminer à la frontière des arts. C'est comme l'opéra chinois. Si tu cherches la théâtralité ancestrale péruvienne, va voir un opéra chinois. Quand les Européens ont débarqué en Chine et ont vu le théâtre qu'ils y faisaient, quand ils les ont entendu chanter, ils ont dit :"Oui, c'est de l'opéra." Mais il s'agit plus de la façon dont la Chine fait du théâtre. De même, nous autres avons décidé de nous construire par rapport à la tradition. Notre manière de faire du théâtre est ancestrale. Notre terme quechua pour parler du théâtre est "puguiai", et cela signifie "jouer". Le jeu te permet des choses très concrètes. Quand tu vas jouer, tu dessines un espace, tu dessines un rôle, des personnages apparaissent, tu dessines le conflit, car c'est un conflit qui t'amène ou guide ton jeu. Mais de l'autre côté, il y a les règles. Et à l'intérieur de ces règles, tu vas pouvoir t'amuser, inventer, et créer.

Pensez-vous que le théâtre doive dénoncer quelque chose à chaque fois, ou cela peut-il être du pur divertissement ?
Lorsque l'on parle de "divertissement", on pense systématiquement à un spectacle dénué de sens. Mais lorsque tu parles du jeu, le jeu t'engage, tu es présent à ton corps, à ton esprit, tu vis des émotions, tu imagines des choses qui n'existent pas. Donc quand je parle du jeu et du fait de s'amuser, je parle surtout d'être en relation avec ses sens. Le théâtre que nous faisons cherche le spectateur interlocuteur. Pas le public consommateur. On est passés par différentes étapes. L'étape initiale, c'était de faire du théâtre politique. Et selon nous, c'était donner systématiquement des messages, avoir une position politique tranchée face à l'impérialisme, qui est basiquement la présence la plus difficile au Pérou. C'est cette présence qui crée des doutes, qui crée la pauvreté, qui crée des affrontements. Donc je pense que l'on a évolué au cours des ans, quand on s'est rendu compte que si l'on voulait sensibiliser, il fallait être un bon artiste. De même que j'étais militante dans les propos politique, il fallait que je le sois dans mon travail d'actrice : travailler mon corps, ma voix, c'est un travail minutieux, tu le sais, toi qui est comédienne. Mais en même temps, on se laisse capturer et conquérir par toute notre culture. Moi j'ai du apprendre à parler quechua, car je ne connaissais pas la langue. A utiliser les masques. C'est un travail conséquent d'affiner son art. Lorsque tu y parviens, tu as toutes les clés en main pour pouvoir faire un théâtre qui porte un message sans le dire par les mots. En tant qu'actrice, je dois connaître mes droits pour pouvoir défendre ceux des autres (les femmes, les enfants) et défendre notre écosystème. Il y a beaucoup de choses à faire au Pérou.

Et pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
En premier lieu, je dirai que me concernant, le théâtre m'aide à grandir en tant qu'être humain. Aujourd'hui, j'ai besoin de croître spirituellement. Cela m'a aidé à grandir en tant que femme créatrice. J'ai la certitude que le théâtre est un chemin merveilleux qui peut aider les enfants, les jeunes, et les femmes dans ce pays. On doit se guérir de 20 ans de violence extrême, de siècles d'oppression. Prostitution, famine, etc ... Je crois aussi que le théâtre au Pérou est important dans la lutte contre la pauvreté.

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