lundi 24 novembre 2008

Luis Alvarez Oquendo, Théâtre expérimental de l'Université Nationale de San Augustín (UNSA), Arequipa

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je m'appelle Luis Alvarez Oquendo et je suis metteur-en-scène du théâtre expérimental de l'Université Nationale de San Augustín d'Arequipa au Pérou. Ça fait 38 ans que je mets-en-scène le théâtre universitaire. Comme acteur, ça fait 40 ans que je travaille, comme metteur-en-scène, 38 ans.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
A l'école, quand j'étais petit, la maîtresse a découvert que j'avais des aptitudes pour jouer, réciter, chanter, danser et toutes ces choses. Chaque fois qu'il y avait une activité culturelle pour la fête des pères, des mères, la fête du collège, la maîtresse m'y poussait : "il faut que tu fasses quelque chose, il faut que tu joues, que tu récites quelque chose !" Et c'est ainsi qu'est né mon désir de sortir, de me présenter devant le public, communiquer, leur dire des choses. Je commençais toujours par réciter un poème et je faisais quelque chose d'expérimental et ça devenait un monologue. Mes camarades et la maîtresse disaient que j'avais les qualités requises pour le théâtre et que c'était le chemin que je devais suivre. Qu'en plus, j'avais une bonne voix, que je savais la porter, bien parler, que je savais changer de voix, jouer avec ma voix. Et on m'a dit : là-dedans, tu as beaucoup d'avenir et c'est ce qu'on me disait pendant toute ma scolarité. C'est ainsi qu'est né le désir de continuer à faire du théâtre.

Quand a été fondé le Théâtre de l'UNSA et quel est son objectif ?
En 1954. Les objectifs ? Fondamentalement, c'est de faire que l'élève, futur professionnel, en plus de faire des études intègre aussi une part d'art. Pourquoi ? pour enrichir sa sensibilité, pour qu'il ait plus d'aisance, plus d'expression vocale, corporelle, etc... On fait du théâtre à l'Université non pas comme une fin en soi, pas pour être acteur, mais comme un moyen qui procure et améliore les moyens d'expression : l'aisance, l'agilité mentale, la mémoire, la créativité et toutes ces choses. Ça, c'est l'objectif fondamental de l'Université.
Un deuxième objectif de l'Université c'est que les jeunes qui font du théâtre se présentent devant la communauté en faisant périodiquement des pièces de théâtre, en allant en province faire des pièces pour les enfants, pour les jeunes. Comme un travail d'intention culturelle de l'Université pour la communauté.

Comment définiriez-vous le genre de théâtre que vous faites ? Qu'est-ce que le théâtre expérimental ?
Pour moi, le théâtre expérimental c'est un espace, un lieu où l'acteur se lance dans une recherche de formes de communication actorales nouvelles, qui donnent plus de facilité pour communiquer, avec plus de richesse et une meilleure théâtralité. Donc là les acteurs expérimentent une forme, une autre, et trouvent quelques nouvelles choses. Ils expérimentent. Fondamentalement pour trouver quelque chose de nouveau, quelque chose qui aide à améliorer son travail.
De ce fait, l'expérimentalisme c'est bien. Pourquoi ? parce que ça rompt avec le conformisme de l'acteur. L'acteur, parfois, apprend diverses choses à l'école de théâtre mais il ne cherche pas, il n'expérimente pas des choses qui pourraient le mener plus loin. Ainsi, l'expérimentalisme à cette facilité qui pousse l'acteur à trouver de nouvelles choses pour améliorer son travail.

Vous faites tous types d'œuvres, non ?
Oui, oui. On fait du théâtre péruvien qui montre notre culture, nos racines. On fait aussi du théâtre latino-américain, pas mal de théâtre latino-américain : du théâtre chilien, argentin, colombien, brésilien, vénézuélien, bolivien. Pourquoi? parce que comme nous sommes des pays-frères, nous avons des cultures similaires. Et les problèmes sont quasiment les mêmes, dans ces pays-frères, et donc, la problématique de chacun nous intéresse. Et la mettre-en-scène, c'est une de nos préoccupations. Pour montrer les conflits, les problèmes à travers le théâtre. Et aussi, c'est une façon de "latino-américaniser" le théâtre en Amérique latine. En faisant que les pays se rapprochent, qu'il n'y ait plus de frontières, de barrières.

Vous pensez donc qu'il y a une unité entre les pays d'Amérique latine ?
Oui. Mais dans le domaine de la culture. Pas de la politique, de la culture. De la peinture, de la musique, de la danse, du théâtre. Il y a un rapprochement, une fraternité entre les peuples. Les frontières sont brisées. Je crois que la culture a ce pouvoir de libérer ce type de contrôle.

Comment travaillez-vous au sein du théâtre universitaire ?
Chaque année on fait une session. Les élèves s'inscrivent, et on les soumet à un essai pour voir s'ils ont les aptitudes pour jouer. Ils peuvent avoir beaucoup d'enthousiasme, mais pas d'aptitudes. Donc sur les 150-200 qui s'inscrivent, on en retient que 20. Il faut choisir les meilleurs pour pouvoir travailler bien. On n'a pas besoin de quantité, mais de qualité. C'est ce qu'on fait chaque année, une fois par an. Et donc, ce groupe se renouvelle en permanence. On ne travaille pas avec un seul groupe, mais avec 3 ou 4. L'un fait une pièce pour enfants, un autre une pièce d'un auteur latino-américain consacré pour adultes. Et donc pendant l'année on peut présenter une pièce tous les 3-4 mois. Les groupes sont en mouvement.

Pensez-vous que l'acteur ait une responsabilité (sociale, artistique, politique,...)?
Je crois que l'artiste doit avoir un engagement envers sa société, envers son époque, les personnes de son temps. Et fondamentalement envers l'être humain. Pas tant avec la politique. Il doit parler de justice, de la solitude, la fraternité, la solidarité, la paix et l'écologie. Il condamne la violence, la guerre. Je crois que ce sont des valeurs universelles qui nous concernent tous.

Pour vous, le théâtre doit-il dénoncer quelque chose systématiquement ou peut-il être un simple divertissement ?
Je crois que quand il y a des violations flagrantes des droits de l'homme, oui, le théâtre doit - je suppose - dénoncer cela artistiquement pour que les gens, la société réagissent, fassent quelque chose.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Le théâtre doit principalement amener les gens à réfléchir sur le monde qui les entoure. Pas seulement sur leur localité, mais sur leur pays. Et pas seulement sur leur pays mais aussi sur ce qui se passe dans le monde. Une personne doit être immergée dans sa réalité mais aussi dans la réalité mondiale, parce qu'il se passe tant de choses. Et je crois que le théâtre est une sorte de moyen qui permet d'éclaircir toute cette problématique pour le public.
Il propose aussi une réflexion et des points d'interrogation que le spectateur doit faire mûrir après avoir vu la pièce. Il voit la pièce, la proposition, il rentre chez lui et ça mûrit, non ? Réellement, il réfléchit à partir de ce qu'il a vu. Je crois qu'en ce sens, le théâtre apporte une réflexion profonde au public. Il ne l'impose pas, ce serait trop direct. Je crois que l'influence du théâtre sur le public est indirecte. Elle ne peut pas être directe

dimanche 23 novembre 2008

Monica Carbone, Teatro La Luna, Córdoba

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis une des co-directrices du Teatro de La Luna, cela fait 22 ans que l'on est installés ici, dans ce barrio Güemes (quartier de Córdoba, ndlr). Je travaille avant tout dans la mise en scène et dans la formation de l'acteur, et bon. La caractéristique de cet endroit est que nous sommes deux femmes et qu'ensemble nous avons décidé de mettre en œuvre ce projet avec l'idée de faire de l'art dans un lieu où ça n'existait pas. Où les gens n'avaient pas l'habitude de voir des spectacles.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai une histoire personnelle. Ma grand-mère était directrice d'un théâtre, et de ce fait, j'ai toujours su qu'à travers le corps et la voix on pouvait inventer différents personnages et raconter des histoires, livrer des messages "transformateurs" ... c'est ce que je peux dire de mon travail, que ce n'est pas quelque chose qui me servirait à moi uniquement, mais plutôt le fait d'utiliser mes capacités pour pouvoir communiquer quelque chose qui nous serve à tous.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce théâtre ?
Graciela et moi avons vécu à Mexico durant la dictature, plusieurs années, où on a eu l'occasion d'ouvrir un lieu comme celui-ci. Quand la démocratie est revenue en Argentine, on s'est demandé si on ne voulait pas plutôt monter quelque chose ici, car le fait de déjà appartenir à une culture te donne un flux, une connexion, tandis que dans d'autres endroits il faut toujours s'adapter. C'est pour cela qu'on a pensé à revenir en Argentine. Pour pouvoir acheter un endroit, il a fallut se faire de l'argent et ce en donnant beaucoup de représentations. En réalité c'est très difficile de se détendre dans ce pays, en pensant que tu vas vivre de ta profession et que ce lieu va se transformer en un business. La Luna n'est pas un business, et ne l'a jamais été. C'est le résultat d'une décision politique : nous sommes deux femmes qui avons décidé de faire quelque chose ensemble, dans un quartier considéré comme marginal. Quand on est arrivées dans cet endroit, il n'y avait aucune école de théâtre. Il y avait seulement deux cellules d'urgence, c'est à dire des lieux où se regroupe un certain type de population. Alors nous, ce qu'on a fait, c'est d'être des voisines. Des voisines artistes. C'est nous ça. (rires)

Peut-on vivre de son art, ici ?
Oui. Mais sans penser que l'on peut vivre du théâtre indépendant. On a ouvert des ateliers, on a voyagé en faisant des tournées pédagogiques dans d'autres pays. Pendant un certain on se rendait chaque année en Allemagne, on a d'ailleurs un lieu là-bas où on donne des cours de formation de l'acteur. Tout ce que l'on fait fait partie d'un processus, on a pu sélectionner des choses au cours de la formation que l'on pensait pouvoir être utilisées à d'autres fins. Cela a généré une forme de travail qui nous caractérise.

Comment définiriez-vous le genre de théâtre que vous faites ?
Je pense que notre théâtre ne se résume pas à une seule esthétique. On est passées par différentes méthodes : travail très corporel sans texte à travail textuel poussé. A partir de ces investigations apparaissent des choses. Les temps changent, et nous aussi. La réponse que chacun va donner change elle aussi. Je dirai que c'est un théâtre qui ne flotte pas dans l'espace, il est inséré dans une réalité socio-culturelle.

Et il n'y a que vous deux qui travaillez ou vivez ici ?
Nous vivons toutes les deux ici, mais il n'y a pas que nous qui travaillons, il y a beaucoup de personnes qui ont intégré le groupe de théâtre. On a des groupes mixtes, et celui qui s'appelle "mujeres de la Luna" ("femmes de La Luna", ndlr) où l'on travaille davantage sur des thématiques de genre. On a des groupes de jeunes qui s'intègrent, parce que l'on opère toujours avec cette idée de diversité et d'intégration. On ne crée pas seulement des groupes avec des jeunes du quartier, mais avec tous, et cela nous enrichit énormément.

Et au début, seulement avec des jeunes du quartier ?
Jamais seulement avec ceux du quartier, non. Toujours avec tous et toutes. On avait déjà un groupe quand on a acheté cet endroit. On a simplement intégré les gens à ce groupe, avec toujours cette idée de maintenir cet espace de formation ouvert, afin que tous les habitants (les gens du quartier inclus) travaillent.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait un devoir, une responsabilité ?
De notre point de vue, autant celui de Graciela que du mien, chaque artiste a un engagement. Un engagement avec le présent. Ici, dans cet endroit, nous accueillons la culture, qui nous nourrit, et à notre tour, nous nous nourrissons d'elle, nous l'intégrons. C'est cela. Nous pensons que les acteurs, les artistes, doivent travailler dans la réjouissance. Il doit toujours y avoir quelque chose à communiquer, sinon il y existe comme un manque.

Pensez-vous que le théâtre doive dénoncer quelque chose à chaque fois ?
Le théâtre raconte. Il raconte, expose, partage, assume. Lorsque l'on fait ça, on parle toujours d'un présent dans lequel il y a de la justice et de l'injustice.. Nous sommes engagés dans le fait de parler de choses que l'on tait où dont on ne veut pas parler. Dans notre groupe de femmes, par exemple, on travaille sur des thématiques de genre, comme la condition de la femme latino-américaine, ou de toutes les femmes du monde. Dans notre pays il y a beaucoup de cas de violences conjugales, et certaines conditions nous figent dans une idée parfaitement unidimensionnelles de ce que fait la femme. En réalité, le dénoncer serait comme une "intention de ...", alors qu'en parler permet de le partager et d'élargir les consciences.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Le théâtre a un potentiel énorme, puisqu'il permet d'intégrer tous les arts : la musique, la littérature, les arts visuels et tout le travail corporel que l'acteur apporte. Le théâtre a ce pouvoir là : il peut communiquer un message à partir de plusieurs disciplines. Et oui. Je crois que le théâtre est transformateur. Ici, par exemple, on a vécu des expériences particulières comme de faire des choix moins évidents. De se dire : "Très bien, on va monter En attendant Godot de Beckett, sur un terrain vague, sans aucunes autres constructions. Et ici, dans ce quartier, on a joué En attendant Godot grâce au soutien des voisins et des éboueurs (comme on ferme à 11h, ils arrêtaient leurs camions). A présent on comprend mieux le message.

On essaie aussi de travailler le plus possible avec ceux qui n'ont aucuns contacts avec l'art. On est persuadées que chacun peut comprendre et connaître la force de l'art. Son utilité. C'est ce que l'on fait, ici, au Teatro La Luna.

mardi 11 novembre 2008

Mario Arietto et Laura Gallo à Oncativo

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Laura Gallo : Mon nom est Laura Gallo, je fais du théâtre ici à Oncativo (province de Córdoba) depuis l'âge de 11 ans et actuellement je joue dans une pièce qui raconte l'histoire de deux bonnes sœurs françaises disparues pendant l'époque de la dictature.
Mario Arietto : Je suis Mario Arietto, directeur de l'école municipale de théâtre depuis 1993, ça fait déjà pas mal d'années qu'on travaille avec ces classes de petits groupes avec l'intention et l'objectif premier d'offrir un espace d'ateliers de création, autant pour l'acteur que pour le spectateur, formation des acteurs, formation des spectateurs. Avec l'objectif que le théâtre soit un espace culturel où chacun peut trouver un lieu où raconter ses idées, où s'exprimer, où pouvoir développer ses capacités à tous les niveaux.

Comment avez-vous eu envie de faire du théâtre ?
Mario : Pour ma part - ce n'est pas pareil que pour Laura qui est d'une autre étape, d'un autre moment, quand on fait du théâtre depuis l'adolescence - j'ai décider d'étudier à Córdoba et après on m'a demandé en 1992 de faire un projet municipal, pour la commune de Oncativo, j'ai travaillé sur ce projet, et bon, depuis là on continue.
Laura : Dans mon cas, j'étais très jeune quand j'ai commencé. J'ai commencé un peu avec timidité, je ne savais pas ce que c'était et j'ai découvert que c'était un moyen très important pour moi et ça a déterminé ce que je voulais faire de ma vie. Et il me semble que le théâtre a une valeur qui est terrible pour ce qui est de la transmission avec les autres. Il me semble qu'à travers le théâtre, on peut exprimer beaucoup beaucoup de choses et c'est cela qui me plaît le plus.

Pouvez-vous nous parler de votre pièce ?
Mario : La pièce s'intitule Por los peces y los panes (A cause des poissons et du pain, ndlr), c'est un travail qui appartient au genre du théâtre-danse, du théâtre du mouvement, c'est du moins comme cela qu'on le désigne. C'est un projet qui a surgit avec Laura qui est l'une des actrice et une autre qui n'est pas avec nous en ce moment. C'est un travail sur lequel on planche depuis un peu plus de deux ans et le sujet des deux bonnes sœurs françaises disparues durant la dernière dictature militaire nous a intéressé.
Leur vie, et ce qu'elles ont fait nous a intéressés : elles sont venues de France travailler en Argentine avec un projet d'ordre religieux à grand contenu social. A cette époque, la misère était très grande dans le milieu paysan en Argentine. Elles travaillèrent donc là-dedans et les militaires les firent disparaître à cause du fait qu'elles portaient des idéaux de transformation du pays - avec beaucoup d'autres, la dictature a fait 30'000 victimes. A cause de cela, ils les ont fait disparaître : ils les ont tuées bien sûr, et les ont jetées dans le Río de la Plata depuis un avion. Ça nous a beaucoup intéressés, on a trouvé cette histoire et on essaie de la raconter avec notre spectacle.
Laura : Elles ont participé très activement à la lutte pour les droits de l'homme. Elles ont fait partie du premier groupe de parents de disparus qui ont commencé à dénoncer toute la répression qu'il y avait.
Et bien sûr, il s'agit à travers cette histoire de raconter l'histoire de tous nos disparus, qui est une partie très forte de notre histoire, qui nous a beaucoup marqués. Et pour nous le théâtre est une forme très noble de récupérer la mémoire.

C'est vous qui avez tout fait dans ce spectacle (musique, chorégraphies, etc...)?
Mario : Oui, au niveau technique, l'histoire est racontée à partir du mouvement, du texte - le texte théâtral, dramatique - de la musique et à partir de tout le travail sur l'image. Tout a été fait pour ce spectacle, avec une musique originale - c'est un compositeur qui a travaillé spécifiquement pour cette pièce.
Laura : L'investigation aussi. D'abord on a travaillé pendant plusieurs années sur le mouvement, on n'avait pas encore de thématique, c'est seulement ces dernières années qu'on travaille sur une thématique claire. Mais c'est notre idée de base, le corps et le mouvement, c'est ce qui nous paraît le plus pertinent.
Mario : Il y a des choses qu'on sent qu'on ne peut pas exprimer à travers la parole. Ces choses qu'on ne peut pas exprimer par des mots, on les raconte à partir du mouvement.

Pouvez-vous vivre avec l'instabilité du métier de comédien ?
Mario : Je crois que... j'ai une vision positive du sujet, j'ai de l'espoir, je crois que c'est une question d'espoir. On ne vit pas seulement du théâtre, mais le théâtre représente une partie de nos revenus. On ne fait pas d'argent, parfois on doit donc compléter avec d'autres activités, par exemple, moi je suis professeur, je travaille dans différentes écoles, je donne des cours.
Laura : Je suis professeur aussi, je donne des cours de théâtre à des adolescents dans une école et ici dans ce théâtre et je travaille aussi dans une coopérative, c'est de là que provient mon salaire minimum (rires). Mais je ne vis pas du métier de comédien, pas encore. C'est très difficile ici, en Argentine.
Mario : Du "produit" qu'on a réussi à construire, on ne pourrait pas en vivre, non, d'aucune manière. C'est une partie qui se complémente avec d'autres choses.
Laura : De plus, sortir le spectacle c'est quasi un combat : il faut se faire des contacts, il y a beaucoup de festivals mais ils ne te paient pas. C'est un lieu où tu vas pour te faire connaître, où tu peux te faire d'autres contacts. Mais des contrats, non.
Mario : C'est ce qu'il manque encore beaucoup à notre pays, surtout pour le théâtre de "l'intérieur", le théâtre qui n'est pas commercial. Le théâtre commercial de Buenos Aires fait beaucoup de contrats, il y a beaucoup de travail. Et nous on est de l'intérieur de l'intérieur : on est pas de Córdoba capitale, on est d'une région. Ça demande donc beaucoup plus de travail.

Vous avez pu sortir la pièce ?
Mario : Oui, oui, on a réussi à la présenter dans plusieurs festivals parce que notre travail a beaucoup intéressé les gens et on a été choisis. Mais du point de vue économique, non, pas encore. Personnellement, j'ai de l'espoir, je sens qu'en Argentine, malgré tout, on avance petit à petit vers la reconnaissance de cet art comme une profession, où la personne qui l'exerce à un salaire comme le médecin, l'avocat, l'architecte.
Laura : On a aussi eu la possibilité de s'intégrer à d'autres circuits que celui du théâtre, grâce à la thématique de la pièce. On a rencontré des gens du milieu des droits de l'homme par exemple. Les gens s'intéressent beaucoup à l'œuvre et c'est aussi l'un de nos objectifs : dépasser le cadre du théâtre et la jouer à des endroits où ce n'est pas commun.

Pensez-vous que l'artiste ait une responsabilité ?
Mario : Je crois que oui, au niveau social. Peut-être pas directement, enfin, on peut le considérer comme un moyen de lutte. Le théâtre traite toujours de la vie des hommes. On le fait avec l'intention directe, il s'agit de porter sur scène la vie elle-même et ça touche tout le monde, tout être humain. Le théâtre est éminemment anthropologique. Ça nous transcende et j'ai l'impression qu'on peut toucher tout le monde.
Laura : On ne peut pas ignorer le contexte social qui nous entoure. On est tout le temps acteur de cette société et quand tu te mets à penser à un spectacle, tu ne peux pas ne pas être traversé par ce qu'il se passe.

Le théâtre doit-il nécessairement être engagé ou peut-il être un pur divertissement, selon vous ?
Mario : Je crois que tous les moyens sont bons. A certains moments, c'est un regard plus dénonciateur, à d'autres moments il y a du divertissement, dans le sens où le théâtre nous permet de profiter, d'apprécier une pièce. En ce sens, le théâtre est toujours un divertissement du point de vue esthétique. L'esthétique a le premier rôle. Tu peux dire les choses les plus terribles, socialement, mais avec une esthétique très particulière.
Laura : Aujourd'hui, dans le théâtre de Córdoba, je ne sais pas s'il y a une mouvance politico-sociale très forte comme dans les années '70 quand sont nées les créations collectives, quand il y avait une ébullition. Aujourd'hui je crois qu'il n'y a pas autant, pas si spécifiquement et d'autres façons, avec d'autres thèmes. De mon expérience personnelle, je sais plus ce que je veux en tant qu'actrice et je pense que le théâtre doit dire des choses de la réalité. J'appartiens à une organisation sociale aussi et pour moi, le théâtre c'est aussi un outil pour exprimer toute cette vision du monde qui se construit.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Mario : Tout. C'est un miroir infini. Depuis le texte minimum, ou depuis le silence minimum jusqu'à la textualité maximale, ou la musicalité, le public va toujours voir quelque chose qui va lui rester et lui apporter. Enfin, c'est mon expérience personnelle : pourquoi je m'investis autant dans le théâtre ? pourquoi ça me remue de l'intérieur ? je sens que c'est l'espace par excellence où la personne est impliquée totalement, de tout son être. Elle n'est pas médiatisée, comme au cinéma ou à la télévision. Le théâtre vibre, avec cette personne qui vibre là, devant toi, ici et maintenant. Le théâtre c'est le présent. C'est toujours un apport gigantesque pour le spectateur, selon moi.
Laura : Ça te transforme aussi, au moment où tu vois la pièce, et qu'elle t'émeut. Un échange d'énergie avec l'autre, c'est très transformateur. Et c'est comme ça avec tous les arts. Je crois que le monde ne pourrait pas exister sans art parce que c'est ce qui nous mène vers un autre plan. Du plan assez matérialiste du monde d'aujourd'hui, qui a quelque chose de très froid, l'art nous mène à un autre plan et nous fait sentir vivants et capables de réaliser beaucoup de choses.
Mario : Par exemple, la pièce dans laquelle jouent les filles, ça me fait ça. Comme je suis le premier spectateur, étant le metteur-en-scène, elles me transportent en permanence. Même si elles disent des choses terribles, si elles montrent des choses terribles de l'histoire argentine. Elles racontent ces choses terribles mais à partir de la beauté, de la grâce d'une autre dimension. Et ce à chaque représentation. C'est pour ça que ça m'enchante.

dimanche 9 novembre 2008

Paco Gimenez, Teatro la Cochera, Córdoba


Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bien. Je m'appelle Francisco Daniel Gimenez, mais dans le milieu théâtral, je suis connu sous le nom de Paco Gimenez. J'ai commencé à étudier le théâtre en 1969, et depuis lors jusqu'à ce jour, je me consacre à cette activité. J'ai suivi des cours de théâtre à l'université, j'ai terminé en 1972. En 1974, j'ai rencontré un groupe indépendant avec qui je suis parti à Mexico, où je suis resté 7 ans. Pendant les années de dictature militaire ici en Argentine, et ce jusqu'en 1983, puis on a formé ce qui s'appelle aujourd'hui le Teatro La Cochera. J'ai aussi un autre groupe à Buenos Aires, depuis 1990, qui s'appelle La Noche en Vela. Et bon. J'ai mis-en-scène bon nombre de pièces, alors qu'en réalité je préfère jouer, mais c'est ce que j'ai le moins fait. J'étais plutôt doué dans la mise-en-scène, donc j'ai continué. Tout simplement. Et maintenant, je donne des cours de théâtre et de production théâtrale, là où j'ai suivi mes études universitaires. Depuis 5 ans. Et bon. J'ai 4 chiens. (rires) Et je me déplace à vélo. Et j'écoute des disques, pas des CD, des disques.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
Aah ... J'aimais chanter, dessiner, danser et le sport ne me plaisait pas, ne m'intéressait pas. Ce penchant pour le théâtre a été spontané, et comme ma famille m'a permise de poursuivre dans cette voie, il ne m'en ont jamais empêché, je me suis consacré à ça.

Racontez-nous la genèse de la compagnie La Cochera.
En réalité, ce qui s'appelle aujourd'hui La Cochera, a commencé en 1985 avec un spectacle et avec la volonté de le présenter là où je donnais mes cours. C'est à dire que jusqu'en 1985, cet endroit était "l'atelier de Paco", le lieu où Paco donnait ses cours. On a préparé une pièce avec quelques camarades, et on a arrangé ce lieu en question pour qu'il puisse fonctionner comme un théâtre. Et comme il était à côté d'un garage, on s'est mis à l'appeler La Cochera. C'est à partir de là que ça a commencé, dirons-nous. Ça a été une conséquence de notre activité, mais ça n'était pas intentionnel, construire un théâtre, etc ... non.

Comment définiriez vous le genre de théâtre que vous faites ?
C'est un travail de création. Je donne toujours une idée aux acteurs, j'arrive avec de la matière textuelle, les acteurs l'étudient et en cherche d'autre â côté. A partir de là, ils trouvent des scènes, et c'est ensuite à moi de monter un spectacle à partir de cette matière. Bien sûr il y a des variantes. Mais en général, c'est comme ça que ça se passe.

Comment s'appelle cette méthode ?
A une époque, il existait ce qui s'appelle "création collective", mais dans une création collective il n'y a pas de metteur-en-scène à proprement parler. Le groupe avec qui je suis parti à Mexico est un groupe de création collective. Mais déjà en revenant, j'étais considéré comme le leader et le metteur-en-scène. J'ai vu que j'avais plus d'expérience. Enfin bon, les temps ont changé. Mais dans ce cas-là, j'ai pris l'habitude de "superviser" le groupe. D'ailleurs, il y avait un coordinateur dans ce groupe au début, mais au final, la volonté créative correspondait à celle du groupe. Tandis qu'ici à la Cochera, ça correspond à mon idée.

Avez-vous l'impression qu'ici à Córdoba, la théâtre soit populaire ? Est-ce que les gens vont au théâtre ?
Non, il y a une quantité limitée de gens qui vont au théâtre. Bien moins qu'à Buenos Aires. Beaucoup ne connaissent pas La Cochera, le théâtre indépendant. Ils préfèrent aller voir des spectacles qui viennent de l'extérieur, du théâtre commercial de Buenos Aires, quand ils sont importés à Córdoba.. C'est la vie de province, c'est comme ça la culture ici.

Vous vous rendez souvent à Buenos Aires ?
Oui, ça m'arrive très souvent de me rendre à Buenos Aires, et ce depuis 1990. J'ai beaucoup travaillé dans le théâtre indépendant, en faisant les premières. J'ai amené des pièces de la Cochera et à côté de ça j'ai travaillé sous contrat dans ce qui s'appelle le théâtre officiel. Il y a beaucoup de monde qui va au théâtre, là-bas. Ici, La Cochera, c'est un hobby pour les comédiens, pas un travail professionel, même si nous allons fêter les 25 ans de la compagnie.

Vous travaillez à côté ?
Tout à fait. Je vis grâce aux contrats de Buenos Aires, aux cours, à l'Université. Les comédiens aussi ont une autre profession.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Nous ne l'avons jamais pensé. On ne se le dit pas les uns aux autres : " Tu as la mission de ..." (rires). En tous cas ici, pour l'instant, non. Je pourrais dire que j'ai une "mission", mais dans le sens où j'ai mis en route quelque chose, ou cela s'est développé et que je dois le stimuler, le réinventer, le faire aller de l'avant. C'est une mission innée. L'artiste, de toute façon, a quelque chose de spécial. Quand je suis sorti de l'université, on a cherché, avec mon groupe et d'autres de Córdoba, à représenter les luttes sociales, parler des nécessités du peuple à travers le théâtre. Bon. Chaque époque est particulière, a son lot de caprices ... les années 80, par exemple. A présent, on profite de ce que l'on connaît déjà, on profite des gens qui viennent nous voir en essayent de créer un espace commun, en développant ce qui les intéresse chez nous, ce qu'ils aiment et attendent nous.

Pensez-vous que le théâtre doive toujours dénoncer quelque chose ?
Le travail de création implique de s'exprimer le plus possible. Car cela s'inspire de chacun de nous,de ce que l'on vit, de l'âge que l'on a, de l'état de la société, de l'économie ... il en sort toujours des questionnements, des éléments de dénonciation.

Pensez-vous que cela puisse rester seulement du divertissement?
Nous autres faisons toujours quelque chose de divertissant. Mais à l'intérieur de cela, on véhicule beaucoup d'idées fortes.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens?
Bon. J'espère que les gens s'amuse. Comme pour nous d'ailleurs. Car durant toutes ces années, l'équipe ne s'est pas renouvelée, et elle compte environ 40 acteurs. Faire du théâtre au sein de La Cochera fait partie de nos vies. Cela nous donne un sens. Ça reste divertissant parce que justement ce n'est pas un travail. Si on gagnait de l'argent dessus, il faudrait une sorte de politique, une organisation. Ici,on peut avoir des divergences d'opinion, des confrontations, etc... et cela maintient le groupe. Je crois que quand le public vient à la Cochera, c'est pour s'amuser. Il a l'occasion de découvrir autre chose.

vendredi 7 novembre 2008

Sergio Abbate dans "Tres en juego", Santa Fe

Pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Sergio : Je dis seulement mon nom ou je raconte ma vie ?
Nastassia :
Non, pas toute ta vie parce que ça va être long !
Sergio : J'adore parler, vous pouvez rester 3 ou 4 ans ? Bon, non, je suis fondamentalement, je crois, acteur. Je suis professeur, je mets-en-scène, je travaille au ministère de la Culture de ma province (de Santa Fe), j'ai beaucoup de rêves qui ont tous un rapport avec l'art, je vais dire une phrase un peu éculée, usée, mais je crois vraiment cela : je ne peux pas penser ma vie sans le théâtre.

Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du théâtre ? Est-ce qu'il y a eu un élément déclencheur ?
Un accident. Un accident qui ne m'est pas arrivé à moi mais à un cousin. On faisait du son, c'était un époque où on était très jeunes et on faisait ce que font les DJ aujourd'hui, mais imagine-toi qu'à mon époque ça n'existait pas. On avait notre matériel, et on était fasciné par les disques et la musique. Je suis une personne très traversée par la musique, j'adore tous les types de musique. Comme disait souvent mon professeur de musique, il y a quelque chose dans la musique qui génère beaucoup de choses en moi. Donc on était là-dedans avec mon cousin, et grâce à une petite copine qu'il avait il faisait son travail de technicien du son pour une oeuvre de théâtre et il m'invitait toujours en me disant : "Viens, ici tu vas pouvoir rencontrer des filles !". Et c'était la seule chose qui m'attirait mais je n'y allais pas. Je n'y allais pas parce que je devais travailler et en plus, je viens d'une famille qui allait très peu au théâtre. Mon cousin a eu un accident de moto qui lui a cassé les deux poignets, ils ne pouvaient pas l'opérer et ils étaient sur le point de jouer leur première. Je suis donc aller le remplacer, c'était notre matériel, je devais y aller. La première sensation a été : "Ils sont tous fous" et après, ça m'a gagné. La pièce était si stricte (elle était très mauvaise) au niveau des sons qu'il fallait que je connaisse les répliques par cœur. J'ai donc dû apprendre le texte. Un jour, un autre des acteurs se blesse et le metteur-en-scène me dit : "Je t'en supplie, il faut qu'on joue, tu connais le texte". Et c'est comme ca que j'ai commencé, à 17 ans.


Peux-tu nous raconter la genèse de la pièce dans laquelle tu joues Tres en juego (Trois en jeu, ndlr) ?
C'est une genèse un peu turbulente que celle de Tres en juego.Parce que la troupe a commencé à travailler sur une idée qui était en rapport avec Noces de sang de Federico Garcia Lorca, ce que je pensais être une version de Noces de Sang. J'ai une admiration profonde pour Lorca, il me semble que c'est un être encore tres peu exploré, je vois des versions de ses œuvres qui sont gigantesques, mais qui restent un peu dans la superficie. On ouvre une porte et il y en a d'innombrables. Il m'arrive la même chose avec Rimbaud. On a donc commencé à travailler ce texte, tel quel. Ensuite, ils se sont mis à le modifier. Moi je n'appartiens pas à ce groupe, je suis un "invité". Je suis un des rares qu'ils acceptent d'inviter. C'est un groupe assez consolidé et fermé. Je suis le seul qui ait résisté au temps et qui soit allé plusieurs fois avec eux. Dans ce travail préalable de mise en place et sélection des textes, je n'y ai pas participé. Ils m'ont appelé pour faire Noces de Sang. Comme je n'avais jamais joué dans un Lorca, j'en avais déjà dirigé mais jamais joué. Je suis fasciné. C'était une mise-en-scène complètement différente de celle que vous avez pu voir hier soir. C'était quasiment du théâtre Nô, le théâtre japonais. C'était une mise-en-scène très minimaliste, ces hommes avaient un air très guerrier et le triangle amoureux n'était pas dessiné de la façon dont vous l'avez vu, c'était absolument différent et c'était, en ce sens, plus proche de la lecture de Lorca. Ensuite, deux acteurs sont partis et il a fallu les remplacer. Puis, le nombre d'acteur s'est réduit jusqu'à ce qu'on soit plus que trois. Avec ces deux changements qui se sont produits, un changement s'est produit aussi dans l'attitude des metteurs-en-scène et elles ont commencé à énormément modifier la pièce. Elles y ont incorporé des textes qui sont de Ruben (le blond de la pièce) et ca a cessé d'être du Lorca. Et il y a seulement des petits fragments, qui sont d'ailleurs soulignés dans le jeu, dans la manière de les dire, qui sont les seuls qui sont restés de Lorca.

Comment avez-vous travaillé pendant les répétitions ?
On a travaillé à partir d'improvisations, surtout pour trouver ce que j'appelle moi le "dispositif" de la pièce. C'est une chose qui les préoccupent beaucoup, les metteurs-en-scène, plus que le contenu, le dispositif. Je pensais qu'il y avait une contradiction si on prenait des textes de Lorca et qu'on pensait tant au dispositif. C'était comme si on prétendait dicter la vision du spectateur, ce à quoi je n'adhère pas. Mais bon, c'était comme ca et moi je suis très respectueux de la mise-en-scène. De fait, dans le résultat le dispositif est très présent, mais c'est un dispositif qui est trop hermétique, à mon avis, et qui a un rapport avec une vision idéologique propre aux metteurs-en-scène.Mais bon, je respecte.
Avec ces deux changements successifs, la pièce a changé en substance et le dispositif a pris le premier plan. Je crois, je le sens comme ca, si elles m'entendaient elles me tueraient, mais je crois que tout le charnel, l'organique qui a lieu dans la pièce est le produit des acteurs qui la jouent, pas des indications des metteurs-en-scène. L'indication des metteurs-en-scène est plus distante par rapport à l'affectif, aux vibrations en jeu dans ce conflit. De fait, pour certains aspects on a été dirigés dans ce sens.

Peux-tu nous parler de ton personnage ?
Il s'appelle Leonardo, c'est le seul qui a un nom. Dans la pièce originale, le personnage de Ruben s'appelle "homme 1" et elle, "femme". Le seul qui conserve un nom, c'est Leonardo, c'est moi. Déjà ça, ça signifie beaucoup. Ça m'a coûté de sentir que je n'allais pas jouer le Leonardo de Lorca. Ses textes m'ont aidé. Ça a été une expérience assez perturbante pour moi, je me préparais beaucoup pour ces répétitions auxquelles je devais aller et vivre avec eux. Je ne me sentais pas capable de questionner et je me sentais capable de faire le plus grand effort possible pour réussir à faire ce qui m'était demandé. Et en cela, j'ai livré tout ce que j'ai pu, tout. Je crois que ca aurait pu être plus, mais le dispositif te gagne, et t'expulse en permanence du milieu, de la situation dramatique. Et cela génère une tension qui, quand tu la découvres tu te dis que c'est intéressant. Sinon je ne sais pas si j'aurais pu être à la hauteur des circonstances.

Quelle a été la difficulté majeure ?
La plus grande difficulté a été justement d'une part : ne pas penser à Leonardo, et d'autre part : ne pas penser à Lorca.
Et me donner en entier dans ce qui est un jeu de relation, et un jeu de tensions affectives qui n'a pas de limite. Je crois que leur climax serait leur mort à tous. Ces tensions ne se résolvent pas, ce n'est pas non plus nécessaire qu'elles se résolvent. Je pense qu'ils pourraient vivre ensemble, et c'est ce qu'ils font d'ailleurs. En ce sens, je pense que c'est très contemporain, parce que beaucoup d'entre nous ont eu des expériences similaires et je pense qu'il y a un certain sens de la liberté que je respecte profondément. Pour notre société qui est assez conservatrice, c'est un spectacle perturbateur. Là réside son grand apport, il me semble.

Est-ce que c'était cela, justement, l'objectif : choquer, provoquer ?
Je ne sais pas si c'était l'objectif. En réalité, elles ne se fixent pas trop d'objectifs quand elles mettent-en-scène. L'objectif est inclus dans le résultat. Et quand le résultat se met devant le regard du spectateur, elles le laissent libre. Ce n'est plus leur préoccupation. Je crois que oui, il y a une intention, comme juxtaposée, de provoquer... pas une réflexion, parce que je ne crois pas qu'elles fassent cela, mais un regard, que je considère respectueux, ouvert et ample, et diversifié. Et je crois que sans qu'elles le veuillent, elles apportent beaucoup. Surtout dans une société comme la nôtre, où on ne peut pas parler de nous. Ceci arrive, ou peut arriver, mais la société ne peut pas l'assimiler. Voir deux hommes, ou deux femmes main dans la main, ou se tenant dans les bras, ou s'embrassant comme j'ai pu le voir à Paris - une expérience merveilleuse : un couple d'hommes étaient en train de s'engueuler pendant qu'ils s'approchaient d'un kiosque. Une vieille dame adorable aux cheveux blancs essayait de convaincre le monsieur qui était en train d'acheter quelque chose d'écouter son partenaire. L'engueulade était très forte. Dans un français que j'ai pu comprendre elle lui a dit : "S'il vous plaît monsieur, embrassez-le." Ça m'a ravit parce que ça parle de la liberté. Pour voir ça, ici, chez moi, je crois qu'il faudra encore beaucoup de temps.

C'est porter sur scène les tabous de la société argentine, en quelque sorte ?
Oui, oui. En ce sens, notre société est une société qui marche beaucoup avec ces choses. Par rapport aux sentiments, et par rapport à la liberté. Notre ville s'appelle Santa Fe de la Vera Cruz (Sainte Foi de la Véritable Croix, ndlr). Je suis athée !

Penses-tu que l'acteur ait une responsabilité ?
Non, je crois qu'il ne doit pas se proposer d'en avoir. De fait il en a, comme l'art en général en a. Mais pas dans le sens de salut de quoi que ce soit. C'est ce que je disais avant, l'artiste ne doit pas s'imposer plus que d'être vrai et Galeano, cet auteur que je recommande : Eduardo Galeano, un Urugayen, écrivait cela : "Santiago ne connaissait pas la mer. Son père l'y amena et après avoir traversé les hautes dunes de sable, la mer apparut à ses yeux. Santiago resta sans voix, et la seule chose qu'il put dire fut : Papa, aide-moi à regarder." Pour moi, c'est cela la fonction de l'art : aider à regarder. Pas parce qu'on doit éduquer, je ne le considère plus comme révolutionnaire - à une époque, il l'était. Mais je crois qu'il contient toutes ces choses, pas qu'il doive les rechercher, mais parce qu'il est impossible qu'elles n'existent pas : un regard, une accusation, une réflexion, une vibration, un refus, c'est déjà suffisant pour provoquer un changement.

Le théâtre doit-il nécessairement être engagé ou peut-il être un pur divertissement ?
Je crois qu'il doit y avoir des deux. L'engagement, quel qu'il soit - parce qu'il y a une tendance générale, toute l'Amérique latine croit que l'engagement passe par la dénonciation, par "ne pas oublier", par le jugement. On a eu notre époque de théâtre contestataire. Il n'a pas eu de grands résultats. Il n'a pas provoqué de révolution, il n'a pas changé la façon de penser de nos compatriotes. Et ce malgré le fait qu'ils aient essayé et que beaucoup de vies soient tombées sur le chemin pour cela. Depuis des esprits très brillants, jusqu'à des gens travailleurs et puissants dans le sens social du mot. C'était un effort gigantesque, mais qui n'a pas eu de résultat.
Ce en quoi je crois, c'est que sans l'imposer, ce que doit faire l'art c'est provoquer la réflexion. Pas diriger la réflexion, ni la pensée, il doit la provoquer à partir de son dispositif, à partir de la déconcertation qu'il peut provoquer. Faire que les gens se mettent à penser à cela, et qu'à partir de cela ils voient des alternatives. Je ne crois pas en un théâtre qui souligne, qui signale ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, ce qui est bien et ce qui est mal. Quand je me trouve face à ça, à cette manifestation, je m'en éloigne, je me sens très loin du théâtre. Je me retrouve dans un espèce de milieu - sans vouloir la dévaloriser - qui est celui de l'Académie où il y a ce qu'il faut dire , le politiquement correct ou l'artistiquement correct. Je ne suis d'accord avec rien dans ces cas-là.

Pour finir, que penses-tu que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Ce que je pense fondamentalement, c'est qu'il peut apporter la pensée, la réflexion. En ce sens, je suis un révolutionnaire des années '70, je pense que ca peut beaucoup changer. Je crois que l'unique espace de résistance réelle ce n'est plus la philosophie, ni la littérature qui le détient parce que le mot a été très mal utilisé, très manipulé. L'unique façon de récupérer le contenu pour moi, c'est l'art. L'art peut redonner son contenu à la parole et ses manifestations, qui sont celles qui nous constituent : nous venons de la parole. Aujourd'hui je pense qu'on a perdu la valeur de la parole et de nos phrases. Je pense toujours quand je regarde la réalité, ou que j'essaie de la voir, je pense à Beckett et à Ionesco et je me dis : s'ils étaient vivants aujourd'hui, ils seraient fascinés parce que tout est une représentation de leur oeuvre : tout est absurde, tout est vide de contenu, tout est pré-mâché, tout est méticuleusement calculé pour qu'il y ait tel ou tel résultat. Je crois que leur apport a été monumental et très très précieux. C'est notre fonction après 50, 60, 70 ans de pouvoir donner à la parole, au verbe tout ce dont il a besoin pour décoller. Si cela ne se produit pas, notre civilisation est comme cristallisée. Et ceux qui provoquent ou motivent ce changement sont rapidement incorporés au système et se mettent à fonctionner comme des idiots subtiles qui, avec leur rébellion, ne font que soutenir ce système. Il n'y a rien qui ait provoqué suffisamment de changement pour se sortir de là. Ce n'est pas une tâche facile, mais j'y crois.

jeudi 6 novembre 2008

Jorge Ricci, comédien, Santa Fe

Pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bien, je suis un homme de théâtre, de théâtre de province. Je travaille depuis que j'ai 18 ans, ça fait donc 44 ans que je me consacre, non pas exclusivement mais oui, fréquemment, au théâtre. J'ai travaillé à plusieurs reprises en tant qu'acteur, metteur-en-scène et j'ai écrit plusieurs pièces. Mon activité à été liée, durant la majeure partie de ce temps, à une équipe de travail qui s'appelle El equipo de Teatro Llanura, avec qui on a voyagé à travers toute l'Amérique latine, au Portugal, en Espagne, en France et à beaucoup d'autres endroits du monde.

Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du théâtre ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ?
Non, ça a été un peu fortuit, disons. J'appartenais à un mouvement culturel de jeunes gens et on aimait organiser des activités, des débats, des pièces de théâtre, des récitals,... et un jour, l'un des participants qui avait eu quelques expériences de théâtre a suggéré l'idée d'inviter un professeur de théâtre, pour faire une sorte d'atelier en marge de ce mouvement culturel. Et effectivement, on a fait ça, et ça a débouché sur une pièce qui s'appelle Historias para ser contadas (Histoires pour être racontées, ndlr). C'est une œuvre très populaire des années 60 d'Osvaldo Raúl, un auteur argentin. Dans ce mouvement culturel, on était tous ados, le seul qui a continué c'est moi. Ça, c'était à Santo Tome, une ville satellite de Santa Fe, et après j'ai étudié la littérature, je me suis marié, je suis venu vivre à Santa Fe et depuis lors je fais du théâtre en permanence. J'y étais très lié aussi par le biais de l'Université, puisque j'ai travaillé comme secrétaire de la culture pendant plusieurs années à l'université, j'ai été dans l'action théâtrale et culturelle.

Peux-tu nous raconter la genèse de la pièce El clásico binomio (Le binôme classique, ndlr)?
C'est une des pièce de la troupe Equipo Teatro Llanura, Rafael Bruza et moi en étions les metteur-en-scène habituels. Quand il mettait-en-scène, je jouais et quand je mettais-en-scène, il jouait. Quand je jouais, l'œuvre était de moi, quand il jouait, elle était de lui parce qu'on travaillait chacun avec une dramaturgie qui nous était propre. Et après quasiment dix ans de travail commun, on s'est rendu compte un jour qu'on n'avait jamais joué ensemble sur scène. On a donc choisi de créer une histoire pour nous. Celle-là nous a paru la plus appropriée, car elle raconte l'histoire de deux artistes populaires qui rêvent d'aller en Europe et d'atteindre la gloire. En appliquant un espèce de regard grotesque sur nous-mêmes, on a construit ces deux personnages, plus ingénus, plus primaires que nous mais aussi passionnés, aussi illusionnés que nous dans ce qui est de l'ordre de "transcender" à travers le fait artistique.

Les personnages vous ressemblent-ils ?
Non, ils ne nous ressemblent pas. Du point de vue disons extérieur, ils ont d'autres comportements, un autre langage, un autre niveau social. Mais oui ils nous ressemblent d'un point de vue interne. Le personnage que je joue, "Chiche", est un type toujours optimiste, ce que je suis, dans un sens. Et l'autre personnage, "Chiquito", est plus méfiant, plus pessimiste et ce sont des caractéristiques plus proches de Rafael qui est l'autre comédien.

Comment avez-vous travaillé ?
La première étape a été de mettre en place cette structure dramatique, cette idée avec ces deux personnages : ils commencent à rêvasser, à se promener comme deux exilés dans leur propre ville pour construire ce spectacle qui les mènera à la gloire. Les années passent, ils s'exilent de leur famille, de la vie quotidienne et durant des années ils vont changer d'endroits, aller d'un petit hôtel à l'autre et finir par être étrangers dans la même ville. Et jamais ils ne réussissent à construire quelque chose, ce spectacle ne se concrétise jamais mais l'illusion du fait artistique ne se perd en aucun cas, jusqu'à la fin où justement ils reviennent pour chanter le tango et faire le succès qu'ils n'ont jamais réalisé.
Et bon, une fois qu'on a eu cette structure dramatique, on a écrit la pièce à quatre mains, comme le font les pianistes : l'un écrivait quelques scènes, puis l'autre. Après, pour la mise-en-scène, on a appelé quelqu'un qui avait été notre professeur de dramaturgie, Mauricio Kartun, c'est l'un des grands dramaturges actuellement en Argentine, il vit à Buenos Aires. On a fait un grand effort pour le persuader de venir travailler avec nous et durant quelques mois on a travaillé tous les trois jusqu'à la première.
Maintenant qu'on la reprend après vingt ans, on a de nouveau travaillé mais à Buenos Aires, avant c'était à Santa Fe. Ce qui est bien, c'est que ce à quoi rêvassaient nos deux personnages, nous l'avons rendu réel parce qu'avec cette pièce on est allés à Paris, à Madrid, à Porto, à Miami et dans toutes les capitales latino-américaines, dans les festivals internationaux de Buenos Aires, de Córdoba,... Le seul où on n'a pas été c'est l'Allemagne, qui est précisément le lieu où les personnages voulaient réaliser leur triomphe...

Justement, après avoir tant voyagé, qu'est-ce que ça t'a fait de la rejouer ici, à Santa Fe ?
C'était très émouvant, très fort, parce qu'hier soir il y avait nos parents, nos amis, acteurs, actrices qu'on connaît depuis plusieurs années, avec qui on a été sur scène. Il y avait par exemple Raúl Kreig qui est un acteur merveilleux ici, à Santa Fe, et un grand ami. C'était très émouvant. Et aussi Sergio Abbate qui s'est occupé de nous (pour monter le décor) comme ami, comme homme de théâtre. Et on était tous réunis, ça faisait plusieurs années qu'on avait pas joué à Santa Fe, pour nos amis et nos parents. Ils ont donc pu voir l'évolution, le passage du temps sur l'histoire. Ce qui est joli, dans cette histoire, c'est que ça fait vingt ans que les personnages rêvent de leur spectacle et nous ça fait vingt qu'on raconte leur histoire... et il nous est arrivés beaucoup de choses qui arrivent aussi aux personnages !

Comment te sens-tu après vingt ans passés à jouer cette même pièce ?
On n'a jamais ressenti de l'ennui. Premièrement parce qu'on a fait des saisons "souples", peu exigeantes, pas commerciales, où tu joues du mercredi au dimanche tous les jours, non. On a travaillé un peu par plaisir : on va dans telle ville, ensuite on fait quelques représentations là, puis dans ce festival, etc... Et de cette façon on a pu conserver la fraîcheur. Ce à quoi on échappe difficilement si on travail dans un intérêt purement commercial, où l'acteur finit par générer une espèce de "bureaucratisation" du personnage et de l'histoire qu'il raconte. Nous, on essaie de faire de chaque représentation une petite fête et une petite découverte de ces personnages et de l'histoire qu'on raconte.

Penses-tu que l'acteur ait une responsabilité ?
En premier lieu envers lui-même. L'un raconte pour l'autre, comme l'écrivain ou le compositeur. L'artiste doit d'abord travailler pour lui-même, se sentir heureux avec ce qu'il fait et naturellement il a un certain panel de référence qui sont ses propres amis.
Et ensuite, si cet échange est riche, vient en conséquence ce qu'on appelle vulgairement le "message", la transcendance et ce produit artistique peut alors atteindre d'autres publics, dans d'autres lieux. Mais ce qui me paraît fondamental c'est que chacun sente que le "produit" le représente en tous points de vue.

Selon toi, le théâtre doit-il nécessairement être engagé ou peut-il être un pur divertissement ?
Non, l'acteur est engagé avec le théâtre en lui-même. Naturellement, on peut raconter des bêtises, et des grandes choses. Parfois, tout dépend de comment s'articulent ces petites et ces grandes choses. L'art est un chemin parsemé de pierres, on peut trébucher contre n'importe laquelle. Parfois les meilleurs intentions n'atteignent rien du tout, et les petites choses en apparence plus simples, plus élémentaires peuvent être beaucoup plus profondes, beaucoup plus riches. J'avais un professeur de littérature et ami qui disait : "Il y a, dans la littérature, un ton mineur et un ton majeur." Moi je reste au ton mineur, dans le théâtre aussi. De toutes manières, je valorise différentes formes d'expression. Mnouchkine à Paris, Brecht en son temps à Berlin, ont fait de grandes propositions avec une grande projection politique et sociale, et elles sont très précieuses. Mais aussi le talentueux Peter Brook qui construit avec des histoires parfois élémentaires, des choses d'une énorme valeur. Pour moi c'est un grand créateur.

Pour finir, que penses-tu que le théâtre puisse apporter aux gens ?
L'art, en général, enrichit, contribue, alimente, humanise. Il ne doit pas être exercé sous obligations, mais de la manière la plus libre possible.

Raúl Kreig, comédien, Santa Fe


Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter et nous raconter un peu votre expérience ?
Je suis ce qui s'appelle ici en Argentine teatrista (homme de théâtre, ndlr). J'ai commencé à jouer lorsque j'étais très jeune, à 12 ans, dans un village près de Santa Fe. Mon grand-père dirigeait une troupe de théâtre. Et il y avait une seule représentation, car du public que pour une seule. Ensuite, je suis venue à Santa Fe lorsque j'ai commencé l'université, car j'ai fait des études qui n'avaient rien à voir avec le théâtre ... je suis avocat. Oui. Enfin voilà, j'ai commencé étant jeune, et j'ai poursuivi ma vocation, dirons-nous, pour le théâtre, en suivant des cours de manière plus régulière ici à Santa Fe. Ensuite, j'ai eu la possibilité d'aller à Paris, au conservatoire national, j'ai travaillé avec des membres de l'équipe d'Ariane Mnouchkine, Philippe Collier ... Je suis revenu en Argentine, et je me suis mis à donner des cours d'art dramatique, c'est l'aspect de mon activité qui m'a permis de vivre économiquement. Et je joue. Éventuellement, aussi, je mets-en-scène. Mais éventuellement.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
C'est depuis tout petit. Je suis fils unique, j'ai eu une enfance assez solitaire, entourée d'adultes. Une grand-mère avec qui j'ai eu une relation très particulière. Elle était couturière et avait une chambre remplie de miroirs et de gardes-robes, et j'adorais me déguiser et me regarder dans les miroirs, faire différents personnages, c'est de là qu'est née ma vocation et cela depuis que je jouais en solitaire. Ce qui m'obligeait à imaginer des situations, d'autres personnages. Il y a aussi que mes parents aiment beaucoup le théâtre, ils n'en ont jamais fait, mais ils ont toujours aimé y aller, ce qui fait que je vais au théâtre depuis tout petit, et cela m'a beaucoup beaucoup marqué je pense.

Parlez-nous un peu de la pièce que vous travaillez en ce moment, Una tragedia argentina.
Le titre de la pièce pour moi, exprime exactement ce qu'elle est. Elle a la structure d'une tragédie classique, il y a un héros, un périple, une vérité qu'on ne peut pas dévoiler, il y a la révélation de cette vérité et un destin fatal, tragique. Mais tout cela est très argentin. Il y a une expression qu'on utilise beaucoup ici, c'est "trucho", c'est à dire lorsque quelqu'un prétend être celui qu'il n'est pas. C'est ça "trucho". Par exemple, une montre qui ressemble a une Rolex mais qui n'en est pas une. Ici, on dira que c'est une montre "trucha". Cette pièce est une tragédie "trucha", parce que les personnages, la situation ont une prétention de grandeur typique de la tragédie.

Comment avez-vous choisi cette pièce ?
Le système de production de la Comedia Universitaria, c'est que chaque année, l'université nationale dont dépend la Comedia, convoque un metteur en scène de n'importe quelle partie de pays. L'université lui donne une liberté totale quand au choix du texte, de l'esthétique mais aussi dans le choix des comédiens. Et Lito Senkman, notre metteur en scène, est arrivé avec cette proposition de texte. L'auteur, Daniel Dalmaroni, est un dramaturge argentin contemporain d'environ 45 ans, il n'est pas encore très connu, mais il commence à prendre de l'importance dans la milieu théâtral, avec diverses pièces. Et dans cette pièce, ce qui se passe donc, c'est qu'à partir d'une phrase banale, il s'enchaine toute une série de fatalités. A partir d'un commentaire que fait le beau-frère au personnage principal sur les fesses de sa femme, s'en suit tout un enchainement de réactions qui ne s'arrêteront plus jusqu'à la destruction finale.

Comment travaillez-vous durant les répétitions ?
On a travaillé à partir de la proposition de Lito. J'ai eu la chance, en tant que comédien, d'être dirigé par de nombreux metteurs-en-scène, ce qui m'a permis de connaître différentes méthodes de jeu, différents registres, ce qui pour moi est très important dans l'apprentissage. Et pour cette pièce, Lito travaille de manière assez traditionnelle, à partir du texte. Il n'y a presque pas eu d'improvisations, ou plutôt, les impros se faisaient dans le cadre des répétitions, et de la surgissait une matière que l'on utilisait ensuite. Ce qui a aussi été assez important, c'est que l'on a commencé à travailler avec une idée très claire quand à l'espace scénique, un espace très réduit, et cette limitation spatiale a un effet direct sur nos corps, nos relations, et cela a beaucoup aidé dans la création de nos personnages, et dans leurs liens, en général.

Et pourquoi une table si grande ? Vous n'avez vraiment pas de place ...
Non. L'idée c'est que l'espace scénique soit réduit pour créer un sentiment d'oppression, et si la table est si grande, c'est parce qu'elle a une valeur symbolique, celle de la famille. Ici, en Argentine, la famille, c'est très important. Et on se réunit tous autour de la table. Il se passe beaucoup de choses autour d'elle : beaucoup de vérités sont révélées, et dans le même sens, tous ces objets domestiques coupants (couteau, canifs, fourchettes ...) dont la table est recouverte ont un poids dramatique, car ils racontent beaucoup. Les seuls objets qu'il y a sur scène sont ces objets coupants.

Les personnages sont très différents, caricaturaux, avec chacun leurs particularités ...
Oui, tout à fait. Cela correspond à l'idée du metteur-en-scène. Les personnages sont des archétypes, et le mien représente un peu le pater familias argentin. De manière très critique, bien sûr. Il y a toute une tradition du théâtre national argentin où la figure du pater familias apparait de facon très forte. Par dessus tout dans le théatre de la 1ère moitié du 20ème siècle. Qui correspond à notre théâtre classique (on a très peu d'histoire théâtrale comparé à vous). La figure paternelle y apparait de manière très prononcée. Comme étant un modèle de pouvoir, d'honnêteté, et d'éthique. A l'intérieur d'une famille. Ce père essaie d'être tout cela, mais d'une certaine manière, il triche.

Ça a été difficile de trouver votre personnage ?
Oui. Pour moi le plus difficile, ça a été de me faire au registre de jeu. Le ton général de la pièce. Car c'est à la limite de la caricature.

Mais on croit en vos personnages.
C'est bien. Parce qu'il nous a d'abord fallu trouver un degré de vraisemblance. Il fallait croire sincèrement à la situation, ce qui n'a pas été facile. Pour mon personnage du moins. Car c'est un personnage qui réagit de manière complètement absurde face aux évènements et aux situations qu'il traverse. Et dans l'unité de temps réduite qui est impartie, c'est très difficile d'arriver à croire de manière sincère à ce qui lui arrive. Au début, le travail a été de trouver un ton, presque naturaliste, dirai-je. Mais ce texte ne fonctionnait pas avec du naturalisme. On en a fait l'expérience, et ca ne fonctionnait pas. Quand le metteur-en-scène a commencé à nous demander de trouver une allure frôlant la caricature, sans perdre l'émotion et la sincérité, là ça a été difficile. Si vous dites qu'on y croit, ca me rassure, car cela m'inquiète beaucoup. Parce qu'il me semble que c'est plus facile de trouver un corps, une allure, une fois qu'on l'a trouvé c'est comme un dessin qu'il s'agit de refaire. Mais le fait de vivre sincèrement la situation, ça c'est le plus difficile. C'est un défi permanent. Et je pense que cela va perdurer tout au long des représentations. Mais c'est cela le théâtre. C'est toujours inabouti, il y a ce vide que l'on n'arrive jamais à remplir. Mais c'est un vrai moteur. Cela le fait perdurer. Cela génère pas mal d'angoisse, mais c'est un réel plaisir.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui. Sociale ? Oui. Mais je crois que la responsabilité sociale de l'artiste de théâtre, c'est d'être artiste de théâtre. Être honnête vis-à-vis de son art. S'il est honnête vis-à-vis de ce qu'il fait, cela servira à la société. Il me semble que c'est en cela que réside le discours politique de l'artiste. Moi je ne crois pas en un théâtre politique expressif, pas en ce moment du moins. J'y ai cru pendant la dictature militaire où l'art en général, mais surtout le théâtre, était un espace de lutte politique. Mais cette phase est passée, on est revenu à la démocratie, il y a une liberté d'expression, avec ses limites bien sur, plus économiques que politiques. On ne peut pas faire tout ce que l'on veut parce qu'on n'a pas les moyens économiques pour. Il n'est pas facile de trouver des salles, ou des lieux de travail, et dans ce sens, cela limite la liberté d'expression. Mais ce n'est pas une limite "politique". On a le droit de dire ce que l'on veut. Et quand on a cette liberté-là, la métaphore théatrale est beaucoup plus intéressante. Elle est artistique.

Pensez-vous que le théâtre doive être engagé avec le contexte social, justement ?
Oui, c'est sûr. Mais je ne pense pas qu'il faille le montrer de manière trop explicite. L'artiste, de par sa condition, a une certaine sensibilité, c'est inévitable. Il a une perception de la réalité qui est particulière. Spéciale. Elle n'est pas mieux ou moins bien qu'une autre, elle est juste spéciale. Et inévitablement, s'il est honnête avec son art et avec ce qu'il attend de lui en tant qu'artiste, il va exprimer quelque chose en rapport avec le contexte ambiant. Mais sans besoin de le montrer. Ça ne doit pas ressembler à un discours politique, mais à un discours sensible, celui de l'art métaphorique: Il me semble que Una tragedia argentina parle beaucoup de l'Argentine, de ce qui nous arrive à nous autres Argentins en ce moment, et cela est transposé dans une famille, et dans le fait de ne pas parler de choses sérieuses, à aucun moment, et de ne rire de rien.

Que pensez-vous que le théatre puisse apporter aux gens ?
Silence
J'ai entendu quelqu'un dire que le théâtre ne servait à rien. Et c'est en cela que c'est bien. Cela ne sert à rien. Et ça me plaît. Bien sûr, il faut développer cette phrase. Parce que ce n'est pas que ça ne sert à rien. Ça n'a pas de fin en soi, de fin utilitaire. On ne peut pas demander du théâtre quelque chose qu'il ne peut pas nous donner. Le théâtre est là pour faire du théâtre. Et c'est tout ! Il me semble que bien plus que ce qu'il apporte, il s'agit de ce que chacun y trouve. En jouant, ou en allant au théâtre. Là est la réponse, c'est selon chacun. J'ai aussi ma réponse, je peux te la donner : moi, le théâtre me sauve la vie. J'ai vécu des moments très difficiles dans ma vie, et faire du théâtre, jouer, c'est cela qui m'a toujours sauvé.