vendredi 7 novembre 2008

Sergio Abbate dans "Tres en juego", Santa Fe

Pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Sergio : Je dis seulement mon nom ou je raconte ma vie ?
Nastassia :
Non, pas toute ta vie parce que ça va être long !
Sergio : J'adore parler, vous pouvez rester 3 ou 4 ans ? Bon, non, je suis fondamentalement, je crois, acteur. Je suis professeur, je mets-en-scène, je travaille au ministère de la Culture de ma province (de Santa Fe), j'ai beaucoup de rêves qui ont tous un rapport avec l'art, je vais dire une phrase un peu éculée, usée, mais je crois vraiment cela : je ne peux pas penser ma vie sans le théâtre.

Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du théâtre ? Est-ce qu'il y a eu un élément déclencheur ?
Un accident. Un accident qui ne m'est pas arrivé à moi mais à un cousin. On faisait du son, c'était un époque où on était très jeunes et on faisait ce que font les DJ aujourd'hui, mais imagine-toi qu'à mon époque ça n'existait pas. On avait notre matériel, et on était fasciné par les disques et la musique. Je suis une personne très traversée par la musique, j'adore tous les types de musique. Comme disait souvent mon professeur de musique, il y a quelque chose dans la musique qui génère beaucoup de choses en moi. Donc on était là-dedans avec mon cousin, et grâce à une petite copine qu'il avait il faisait son travail de technicien du son pour une oeuvre de théâtre et il m'invitait toujours en me disant : "Viens, ici tu vas pouvoir rencontrer des filles !". Et c'était la seule chose qui m'attirait mais je n'y allais pas. Je n'y allais pas parce que je devais travailler et en plus, je viens d'une famille qui allait très peu au théâtre. Mon cousin a eu un accident de moto qui lui a cassé les deux poignets, ils ne pouvaient pas l'opérer et ils étaient sur le point de jouer leur première. Je suis donc aller le remplacer, c'était notre matériel, je devais y aller. La première sensation a été : "Ils sont tous fous" et après, ça m'a gagné. La pièce était si stricte (elle était très mauvaise) au niveau des sons qu'il fallait que je connaisse les répliques par cœur. J'ai donc dû apprendre le texte. Un jour, un autre des acteurs se blesse et le metteur-en-scène me dit : "Je t'en supplie, il faut qu'on joue, tu connais le texte". Et c'est comme ca que j'ai commencé, à 17 ans.


Peux-tu nous raconter la genèse de la pièce dans laquelle tu joues Tres en juego (Trois en jeu, ndlr) ?
C'est une genèse un peu turbulente que celle de Tres en juego.Parce que la troupe a commencé à travailler sur une idée qui était en rapport avec Noces de sang de Federico Garcia Lorca, ce que je pensais être une version de Noces de Sang. J'ai une admiration profonde pour Lorca, il me semble que c'est un être encore tres peu exploré, je vois des versions de ses œuvres qui sont gigantesques, mais qui restent un peu dans la superficie. On ouvre une porte et il y en a d'innombrables. Il m'arrive la même chose avec Rimbaud. On a donc commencé à travailler ce texte, tel quel. Ensuite, ils se sont mis à le modifier. Moi je n'appartiens pas à ce groupe, je suis un "invité". Je suis un des rares qu'ils acceptent d'inviter. C'est un groupe assez consolidé et fermé. Je suis le seul qui ait résisté au temps et qui soit allé plusieurs fois avec eux. Dans ce travail préalable de mise en place et sélection des textes, je n'y ai pas participé. Ils m'ont appelé pour faire Noces de Sang. Comme je n'avais jamais joué dans un Lorca, j'en avais déjà dirigé mais jamais joué. Je suis fasciné. C'était une mise-en-scène complètement différente de celle que vous avez pu voir hier soir. C'était quasiment du théâtre Nô, le théâtre japonais. C'était une mise-en-scène très minimaliste, ces hommes avaient un air très guerrier et le triangle amoureux n'était pas dessiné de la façon dont vous l'avez vu, c'était absolument différent et c'était, en ce sens, plus proche de la lecture de Lorca. Ensuite, deux acteurs sont partis et il a fallu les remplacer. Puis, le nombre d'acteur s'est réduit jusqu'à ce qu'on soit plus que trois. Avec ces deux changements qui se sont produits, un changement s'est produit aussi dans l'attitude des metteurs-en-scène et elles ont commencé à énormément modifier la pièce. Elles y ont incorporé des textes qui sont de Ruben (le blond de la pièce) et ca a cessé d'être du Lorca. Et il y a seulement des petits fragments, qui sont d'ailleurs soulignés dans le jeu, dans la manière de les dire, qui sont les seuls qui sont restés de Lorca.

Comment avez-vous travaillé pendant les répétitions ?
On a travaillé à partir d'improvisations, surtout pour trouver ce que j'appelle moi le "dispositif" de la pièce. C'est une chose qui les préoccupent beaucoup, les metteurs-en-scène, plus que le contenu, le dispositif. Je pensais qu'il y avait une contradiction si on prenait des textes de Lorca et qu'on pensait tant au dispositif. C'était comme si on prétendait dicter la vision du spectateur, ce à quoi je n'adhère pas. Mais bon, c'était comme ca et moi je suis très respectueux de la mise-en-scène. De fait, dans le résultat le dispositif est très présent, mais c'est un dispositif qui est trop hermétique, à mon avis, et qui a un rapport avec une vision idéologique propre aux metteurs-en-scène.Mais bon, je respecte.
Avec ces deux changements successifs, la pièce a changé en substance et le dispositif a pris le premier plan. Je crois, je le sens comme ca, si elles m'entendaient elles me tueraient, mais je crois que tout le charnel, l'organique qui a lieu dans la pièce est le produit des acteurs qui la jouent, pas des indications des metteurs-en-scène. L'indication des metteurs-en-scène est plus distante par rapport à l'affectif, aux vibrations en jeu dans ce conflit. De fait, pour certains aspects on a été dirigés dans ce sens.

Peux-tu nous parler de ton personnage ?
Il s'appelle Leonardo, c'est le seul qui a un nom. Dans la pièce originale, le personnage de Ruben s'appelle "homme 1" et elle, "femme". Le seul qui conserve un nom, c'est Leonardo, c'est moi. Déjà ça, ça signifie beaucoup. Ça m'a coûté de sentir que je n'allais pas jouer le Leonardo de Lorca. Ses textes m'ont aidé. Ça a été une expérience assez perturbante pour moi, je me préparais beaucoup pour ces répétitions auxquelles je devais aller et vivre avec eux. Je ne me sentais pas capable de questionner et je me sentais capable de faire le plus grand effort possible pour réussir à faire ce qui m'était demandé. Et en cela, j'ai livré tout ce que j'ai pu, tout. Je crois que ca aurait pu être plus, mais le dispositif te gagne, et t'expulse en permanence du milieu, de la situation dramatique. Et cela génère une tension qui, quand tu la découvres tu te dis que c'est intéressant. Sinon je ne sais pas si j'aurais pu être à la hauteur des circonstances.

Quelle a été la difficulté majeure ?
La plus grande difficulté a été justement d'une part : ne pas penser à Leonardo, et d'autre part : ne pas penser à Lorca.
Et me donner en entier dans ce qui est un jeu de relation, et un jeu de tensions affectives qui n'a pas de limite. Je crois que leur climax serait leur mort à tous. Ces tensions ne se résolvent pas, ce n'est pas non plus nécessaire qu'elles se résolvent. Je pense qu'ils pourraient vivre ensemble, et c'est ce qu'ils font d'ailleurs. En ce sens, je pense que c'est très contemporain, parce que beaucoup d'entre nous ont eu des expériences similaires et je pense qu'il y a un certain sens de la liberté que je respecte profondément. Pour notre société qui est assez conservatrice, c'est un spectacle perturbateur. Là réside son grand apport, il me semble.

Est-ce que c'était cela, justement, l'objectif : choquer, provoquer ?
Je ne sais pas si c'était l'objectif. En réalité, elles ne se fixent pas trop d'objectifs quand elles mettent-en-scène. L'objectif est inclus dans le résultat. Et quand le résultat se met devant le regard du spectateur, elles le laissent libre. Ce n'est plus leur préoccupation. Je crois que oui, il y a une intention, comme juxtaposée, de provoquer... pas une réflexion, parce que je ne crois pas qu'elles fassent cela, mais un regard, que je considère respectueux, ouvert et ample, et diversifié. Et je crois que sans qu'elles le veuillent, elles apportent beaucoup. Surtout dans une société comme la nôtre, où on ne peut pas parler de nous. Ceci arrive, ou peut arriver, mais la société ne peut pas l'assimiler. Voir deux hommes, ou deux femmes main dans la main, ou se tenant dans les bras, ou s'embrassant comme j'ai pu le voir à Paris - une expérience merveilleuse : un couple d'hommes étaient en train de s'engueuler pendant qu'ils s'approchaient d'un kiosque. Une vieille dame adorable aux cheveux blancs essayait de convaincre le monsieur qui était en train d'acheter quelque chose d'écouter son partenaire. L'engueulade était très forte. Dans un français que j'ai pu comprendre elle lui a dit : "S'il vous plaît monsieur, embrassez-le." Ça m'a ravit parce que ça parle de la liberté. Pour voir ça, ici, chez moi, je crois qu'il faudra encore beaucoup de temps.

C'est porter sur scène les tabous de la société argentine, en quelque sorte ?
Oui, oui. En ce sens, notre société est une société qui marche beaucoup avec ces choses. Par rapport aux sentiments, et par rapport à la liberté. Notre ville s'appelle Santa Fe de la Vera Cruz (Sainte Foi de la Véritable Croix, ndlr). Je suis athée !

Penses-tu que l'acteur ait une responsabilité ?
Non, je crois qu'il ne doit pas se proposer d'en avoir. De fait il en a, comme l'art en général en a. Mais pas dans le sens de salut de quoi que ce soit. C'est ce que je disais avant, l'artiste ne doit pas s'imposer plus que d'être vrai et Galeano, cet auteur que je recommande : Eduardo Galeano, un Urugayen, écrivait cela : "Santiago ne connaissait pas la mer. Son père l'y amena et après avoir traversé les hautes dunes de sable, la mer apparut à ses yeux. Santiago resta sans voix, et la seule chose qu'il put dire fut : Papa, aide-moi à regarder." Pour moi, c'est cela la fonction de l'art : aider à regarder. Pas parce qu'on doit éduquer, je ne le considère plus comme révolutionnaire - à une époque, il l'était. Mais je crois qu'il contient toutes ces choses, pas qu'il doive les rechercher, mais parce qu'il est impossible qu'elles n'existent pas : un regard, une accusation, une réflexion, une vibration, un refus, c'est déjà suffisant pour provoquer un changement.

Le théâtre doit-il nécessairement être engagé ou peut-il être un pur divertissement ?
Je crois qu'il doit y avoir des deux. L'engagement, quel qu'il soit - parce qu'il y a une tendance générale, toute l'Amérique latine croit que l'engagement passe par la dénonciation, par "ne pas oublier", par le jugement. On a eu notre époque de théâtre contestataire. Il n'a pas eu de grands résultats. Il n'a pas provoqué de révolution, il n'a pas changé la façon de penser de nos compatriotes. Et ce malgré le fait qu'ils aient essayé et que beaucoup de vies soient tombées sur le chemin pour cela. Depuis des esprits très brillants, jusqu'à des gens travailleurs et puissants dans le sens social du mot. C'était un effort gigantesque, mais qui n'a pas eu de résultat.
Ce en quoi je crois, c'est que sans l'imposer, ce que doit faire l'art c'est provoquer la réflexion. Pas diriger la réflexion, ni la pensée, il doit la provoquer à partir de son dispositif, à partir de la déconcertation qu'il peut provoquer. Faire que les gens se mettent à penser à cela, et qu'à partir de cela ils voient des alternatives. Je ne crois pas en un théâtre qui souligne, qui signale ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, ce qui est bien et ce qui est mal. Quand je me trouve face à ça, à cette manifestation, je m'en éloigne, je me sens très loin du théâtre. Je me retrouve dans un espèce de milieu - sans vouloir la dévaloriser - qui est celui de l'Académie où il y a ce qu'il faut dire , le politiquement correct ou l'artistiquement correct. Je ne suis d'accord avec rien dans ces cas-là.

Pour finir, que penses-tu que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Ce que je pense fondamentalement, c'est qu'il peut apporter la pensée, la réflexion. En ce sens, je suis un révolutionnaire des années '70, je pense que ca peut beaucoup changer. Je crois que l'unique espace de résistance réelle ce n'est plus la philosophie, ni la littérature qui le détient parce que le mot a été très mal utilisé, très manipulé. L'unique façon de récupérer le contenu pour moi, c'est l'art. L'art peut redonner son contenu à la parole et ses manifestations, qui sont celles qui nous constituent : nous venons de la parole. Aujourd'hui je pense qu'on a perdu la valeur de la parole et de nos phrases. Je pense toujours quand je regarde la réalité, ou que j'essaie de la voir, je pense à Beckett et à Ionesco et je me dis : s'ils étaient vivants aujourd'hui, ils seraient fascinés parce que tout est une représentation de leur oeuvre : tout est absurde, tout est vide de contenu, tout est pré-mâché, tout est méticuleusement calculé pour qu'il y ait tel ou tel résultat. Je crois que leur apport a été monumental et très très précieux. C'est notre fonction après 50, 60, 70 ans de pouvoir donner à la parole, au verbe tout ce dont il a besoin pour décoller. Si cela ne se produit pas, notre civilisation est comme cristallisée. Et ceux qui provoquent ou motivent ce changement sont rapidement incorporés au système et se mettent à fonctionner comme des idiots subtiles qui, avec leur rébellion, ne font que soutenir ce système. Il n'y a rien qui ait provoqué suffisamment de changement pour se sortir de là. Ce n'est pas une tâche facile, mais j'y crois.

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