jeudi 6 novembre 2008

Raúl Kreig, comédien, Santa Fe


Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter et nous raconter un peu votre expérience ?
Je suis ce qui s'appelle ici en Argentine teatrista (homme de théâtre, ndlr). J'ai commencé à jouer lorsque j'étais très jeune, à 12 ans, dans un village près de Santa Fe. Mon grand-père dirigeait une troupe de théâtre. Et il y avait une seule représentation, car du public que pour une seule. Ensuite, je suis venue à Santa Fe lorsque j'ai commencé l'université, car j'ai fait des études qui n'avaient rien à voir avec le théâtre ... je suis avocat. Oui. Enfin voilà, j'ai commencé étant jeune, et j'ai poursuivi ma vocation, dirons-nous, pour le théâtre, en suivant des cours de manière plus régulière ici à Santa Fe. Ensuite, j'ai eu la possibilité d'aller à Paris, au conservatoire national, j'ai travaillé avec des membres de l'équipe d'Ariane Mnouchkine, Philippe Collier ... Je suis revenu en Argentine, et je me suis mis à donner des cours d'art dramatique, c'est l'aspect de mon activité qui m'a permis de vivre économiquement. Et je joue. Éventuellement, aussi, je mets-en-scène. Mais éventuellement.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
C'est depuis tout petit. Je suis fils unique, j'ai eu une enfance assez solitaire, entourée d'adultes. Une grand-mère avec qui j'ai eu une relation très particulière. Elle était couturière et avait une chambre remplie de miroirs et de gardes-robes, et j'adorais me déguiser et me regarder dans les miroirs, faire différents personnages, c'est de là qu'est née ma vocation et cela depuis que je jouais en solitaire. Ce qui m'obligeait à imaginer des situations, d'autres personnages. Il y a aussi que mes parents aiment beaucoup le théâtre, ils n'en ont jamais fait, mais ils ont toujours aimé y aller, ce qui fait que je vais au théâtre depuis tout petit, et cela m'a beaucoup beaucoup marqué je pense.

Parlez-nous un peu de la pièce que vous travaillez en ce moment, Una tragedia argentina.
Le titre de la pièce pour moi, exprime exactement ce qu'elle est. Elle a la structure d'une tragédie classique, il y a un héros, un périple, une vérité qu'on ne peut pas dévoiler, il y a la révélation de cette vérité et un destin fatal, tragique. Mais tout cela est très argentin. Il y a une expression qu'on utilise beaucoup ici, c'est "trucho", c'est à dire lorsque quelqu'un prétend être celui qu'il n'est pas. C'est ça "trucho". Par exemple, une montre qui ressemble a une Rolex mais qui n'en est pas une. Ici, on dira que c'est une montre "trucha". Cette pièce est une tragédie "trucha", parce que les personnages, la situation ont une prétention de grandeur typique de la tragédie.

Comment avez-vous choisi cette pièce ?
Le système de production de la Comedia Universitaria, c'est que chaque année, l'université nationale dont dépend la Comedia, convoque un metteur en scène de n'importe quelle partie de pays. L'université lui donne une liberté totale quand au choix du texte, de l'esthétique mais aussi dans le choix des comédiens. Et Lito Senkman, notre metteur en scène, est arrivé avec cette proposition de texte. L'auteur, Daniel Dalmaroni, est un dramaturge argentin contemporain d'environ 45 ans, il n'est pas encore très connu, mais il commence à prendre de l'importance dans la milieu théâtral, avec diverses pièces. Et dans cette pièce, ce qui se passe donc, c'est qu'à partir d'une phrase banale, il s'enchaine toute une série de fatalités. A partir d'un commentaire que fait le beau-frère au personnage principal sur les fesses de sa femme, s'en suit tout un enchainement de réactions qui ne s'arrêteront plus jusqu'à la destruction finale.

Comment travaillez-vous durant les répétitions ?
On a travaillé à partir de la proposition de Lito. J'ai eu la chance, en tant que comédien, d'être dirigé par de nombreux metteurs-en-scène, ce qui m'a permis de connaître différentes méthodes de jeu, différents registres, ce qui pour moi est très important dans l'apprentissage. Et pour cette pièce, Lito travaille de manière assez traditionnelle, à partir du texte. Il n'y a presque pas eu d'improvisations, ou plutôt, les impros se faisaient dans le cadre des répétitions, et de la surgissait une matière que l'on utilisait ensuite. Ce qui a aussi été assez important, c'est que l'on a commencé à travailler avec une idée très claire quand à l'espace scénique, un espace très réduit, et cette limitation spatiale a un effet direct sur nos corps, nos relations, et cela a beaucoup aidé dans la création de nos personnages, et dans leurs liens, en général.

Et pourquoi une table si grande ? Vous n'avez vraiment pas de place ...
Non. L'idée c'est que l'espace scénique soit réduit pour créer un sentiment d'oppression, et si la table est si grande, c'est parce qu'elle a une valeur symbolique, celle de la famille. Ici, en Argentine, la famille, c'est très important. Et on se réunit tous autour de la table. Il se passe beaucoup de choses autour d'elle : beaucoup de vérités sont révélées, et dans le même sens, tous ces objets domestiques coupants (couteau, canifs, fourchettes ...) dont la table est recouverte ont un poids dramatique, car ils racontent beaucoup. Les seuls objets qu'il y a sur scène sont ces objets coupants.

Les personnages sont très différents, caricaturaux, avec chacun leurs particularités ...
Oui, tout à fait. Cela correspond à l'idée du metteur-en-scène. Les personnages sont des archétypes, et le mien représente un peu le pater familias argentin. De manière très critique, bien sûr. Il y a toute une tradition du théâtre national argentin où la figure du pater familias apparait de facon très forte. Par dessus tout dans le théatre de la 1ère moitié du 20ème siècle. Qui correspond à notre théâtre classique (on a très peu d'histoire théâtrale comparé à vous). La figure paternelle y apparait de manière très prononcée. Comme étant un modèle de pouvoir, d'honnêteté, et d'éthique. A l'intérieur d'une famille. Ce père essaie d'être tout cela, mais d'une certaine manière, il triche.

Ça a été difficile de trouver votre personnage ?
Oui. Pour moi le plus difficile, ça a été de me faire au registre de jeu. Le ton général de la pièce. Car c'est à la limite de la caricature.

Mais on croit en vos personnages.
C'est bien. Parce qu'il nous a d'abord fallu trouver un degré de vraisemblance. Il fallait croire sincèrement à la situation, ce qui n'a pas été facile. Pour mon personnage du moins. Car c'est un personnage qui réagit de manière complètement absurde face aux évènements et aux situations qu'il traverse. Et dans l'unité de temps réduite qui est impartie, c'est très difficile d'arriver à croire de manière sincère à ce qui lui arrive. Au début, le travail a été de trouver un ton, presque naturaliste, dirai-je. Mais ce texte ne fonctionnait pas avec du naturalisme. On en a fait l'expérience, et ca ne fonctionnait pas. Quand le metteur-en-scène a commencé à nous demander de trouver une allure frôlant la caricature, sans perdre l'émotion et la sincérité, là ça a été difficile. Si vous dites qu'on y croit, ca me rassure, car cela m'inquiète beaucoup. Parce qu'il me semble que c'est plus facile de trouver un corps, une allure, une fois qu'on l'a trouvé c'est comme un dessin qu'il s'agit de refaire. Mais le fait de vivre sincèrement la situation, ça c'est le plus difficile. C'est un défi permanent. Et je pense que cela va perdurer tout au long des représentations. Mais c'est cela le théâtre. C'est toujours inabouti, il y a ce vide que l'on n'arrive jamais à remplir. Mais c'est un vrai moteur. Cela le fait perdurer. Cela génère pas mal d'angoisse, mais c'est un réel plaisir.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui. Sociale ? Oui. Mais je crois que la responsabilité sociale de l'artiste de théâtre, c'est d'être artiste de théâtre. Être honnête vis-à-vis de son art. S'il est honnête vis-à-vis de ce qu'il fait, cela servira à la société. Il me semble que c'est en cela que réside le discours politique de l'artiste. Moi je ne crois pas en un théâtre politique expressif, pas en ce moment du moins. J'y ai cru pendant la dictature militaire où l'art en général, mais surtout le théâtre, était un espace de lutte politique. Mais cette phase est passée, on est revenu à la démocratie, il y a une liberté d'expression, avec ses limites bien sur, plus économiques que politiques. On ne peut pas faire tout ce que l'on veut parce qu'on n'a pas les moyens économiques pour. Il n'est pas facile de trouver des salles, ou des lieux de travail, et dans ce sens, cela limite la liberté d'expression. Mais ce n'est pas une limite "politique". On a le droit de dire ce que l'on veut. Et quand on a cette liberté-là, la métaphore théatrale est beaucoup plus intéressante. Elle est artistique.

Pensez-vous que le théâtre doive être engagé avec le contexte social, justement ?
Oui, c'est sûr. Mais je ne pense pas qu'il faille le montrer de manière trop explicite. L'artiste, de par sa condition, a une certaine sensibilité, c'est inévitable. Il a une perception de la réalité qui est particulière. Spéciale. Elle n'est pas mieux ou moins bien qu'une autre, elle est juste spéciale. Et inévitablement, s'il est honnête avec son art et avec ce qu'il attend de lui en tant qu'artiste, il va exprimer quelque chose en rapport avec le contexte ambiant. Mais sans besoin de le montrer. Ça ne doit pas ressembler à un discours politique, mais à un discours sensible, celui de l'art métaphorique: Il me semble que Una tragedia argentina parle beaucoup de l'Argentine, de ce qui nous arrive à nous autres Argentins en ce moment, et cela est transposé dans une famille, et dans le fait de ne pas parler de choses sérieuses, à aucun moment, et de ne rire de rien.

Que pensez-vous que le théatre puisse apporter aux gens ?
Silence
J'ai entendu quelqu'un dire que le théâtre ne servait à rien. Et c'est en cela que c'est bien. Cela ne sert à rien. Et ça me plaît. Bien sûr, il faut développer cette phrase. Parce que ce n'est pas que ça ne sert à rien. Ça n'a pas de fin en soi, de fin utilitaire. On ne peut pas demander du théâtre quelque chose qu'il ne peut pas nous donner. Le théâtre est là pour faire du théâtre. Et c'est tout ! Il me semble que bien plus que ce qu'il apporte, il s'agit de ce que chacun y trouve. En jouant, ou en allant au théâtre. Là est la réponse, c'est selon chacun. J'ai aussi ma réponse, je peux te la donner : moi, le théâtre me sauve la vie. J'ai vécu des moments très difficiles dans ma vie, et faire du théâtre, jouer, c'est cela qui m'a toujours sauvé.

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