samedi 28 mars 2009

Fernando Velásquez, metteur-en-scène et comédien, Teatro Caja Negra, Medellín

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Mon nom est José Fernando Velásquez, j'ai consacré ma vie au théâtre. J'ai 60 ans, j'ai commencé à faire du théâtre à 18 ans - c'est un peu tard pour nous, comparé à d'autres pays, mais c'était la situation du pays. Faire du théâtre ici, ce n'était pas facile. Aujourd'hui non plus, mais à l'époque c'était plus dur qu'aujourd'hui. Je suis entré dans une école de théâtre, la première qui ait été fondée dans la ville. Il y avait toujours eu du théâtre à Medellín, Antioquia et en Colombie, toujours, depuis l'époque de la conquête, parce que les premières compagnies, ici c'était les compagnies espagnoles qui arrivaient en bateau en Colombie et qui parcouraient le pays. Ça a généré une certaine conscience du théâtre et ici, toute la vie donc, on a eu une conscience théâtrale. On arrive aux populations les plus éloignées, et il y a des troupes et des festivals de théâtre. Le théâtre est quelque chose qui nous appartient culturellement. Commercialement non, mais populairement, oui.
Je ne peux pas vous raconter pourquoi j'ai choisi ce chemin : pourquoi un jeune, venu de la campagne, à un moment décide d'être acteur ? C'est un très long processus, trop long pour cette interview. Mais j'ai donc eu la chance, au moment où j'ai voulu faire du théâtre, la possibilité d'une école ici a surgi. Et c'est la première qui ait été fondée. Parce qu'à cette époque, il y avait des groupes de personnes qui se réunissaient et faisaient du théâtre empiriquement, en tant que jeunes, et comme divertissement. Mais penser au théâtre en tant que formation professionnelle, c'était une utopie totale, une folie absolue. Mais bon, j'ai pu entrer dans cette utopie. Pourquoi ? Parce que ça coïncide avec une époque qui pour vous aussi est très significative, et qui a eu des répercussions ici : les années '60. Et à Medellín, des mouvements de prise de conscience politique très importants se sont créés, dont le nadaismo (que l'on pourrait traduire par négationnisme - mouvement littéraire colombien des années 1950-1965, ndlr) qui a eu un grand pouvoir. Disons que le nadaismo, c'est un peu l'interprétation latino-américaine de ce qui pour vous fut l'existentialisme. C'est plus ou moins le parallèle qu'on pourrait établir. Ici, ça a été avec des ingrédients très différents, à partir de points de vue politiques très différents. C'est là que j'ai commencé à faire du théâtre, et je ne m'en suis pas déconnecté, cela fait 40 ans. J'ai commencé l'école en 1968, je faisais du théâtre depuis 1967. Donc en '68 je suis entré à l'école, j'y ai fait ma formation, ensuite l'école a été fermée parce que c'était un nid de communistes et de rouges, on était très dangereux pour la société, ils ont donc fermé l'école. On est partis, on a formé un groupe indépendant, on a travaillé pendant cinq ans et après, en 1978 la possibilité de créer un programme de formation pour acteurs au niveau universitaire est apparue. Je suis donc entré à l'université en 1978. Et je suis resté dans le processus de création du département théâtre de l'université d'Antioquia jusqu'à il y a environ quatre ans, quand je suis parti à la retraite. Je suis sorti de l'université et je ne pouvais pas rester sans rien faire, sans travailler. Et donc, avec d'anciens élèves et quelques collègues, on a décidé de fonder un groupe de théâtre indépendant : la Caja Negra.
Ce groupe a déjà 6 ans d'existence, et le siège en a 3. Et durant tout ce temps, on a produit et fait des choses pour la ville et pour nous confronter, et on considère le théâtre comme un champ d'expérimentation. Pour nous, le théâtre ce n'est pas un objet économique, mais un espace de création, fondamentalement. C'est comme cela qu'on le considère, et c'est dans ce sens qu'on travaille ici.

Vous avez déjà répondu à toutes mes questions ! (rires) C'était quant à l'histoire du théâtre La Caja Negra...
En effet, c'est un peu ça, l'histoire. C'est une situation à laquelle je ne pensais pas : quand je suis sorti de l'université, je me sentais fatigué, après plusieurs années d'enseignement où je me consacrais au champ de la formation de l'acteur. Je devais donc essentiellement mettre-en-scène, et ce n'était pas mon objectif. Ça m'intéressait d'explorer avec l'acteur - parce que je suis avant tout acteur. J'ai donc toujours considéré l'acteur comme l'élément essentiel du théâtre. J'étais donc fatigué et un peu épuisé : "ça suffit, je m'en vais!". Mais je n'ai pas tenu longtemps, je n'en ai pas été capable. Je me sentais inutile, absurde et donc on a commencé à travailler et à créer ce projet, qui est déjà bien avance, il manque encore beaucoup, mais il en manquait plus avant !

Avez-vous déjà regretté d'avoir choisi cette voie ?
On regrette plusieurs fois, surtout avec autant de difficultés. Je connais un peu la situation en Europe, un peu, parce que j'ai eu l'opportunité de voyager en Europe très jeune. J'ai connu l'Europe justement dans les années '60 : l'Espagne était encore en pleine dictature, la France était en pleine apparition de la vague des années '60, toute l'Europe était dans cette situation, quand j'y suis allé la première fois. Après j'ai dû y aller, mais l'Europe ne me plaît plus, ça me plaisait plus avant ! (rires).
Ici il y a d'autres ingrédients, il y en a de très bons : il y a tout à faire, à la différence de l'Europe où tout a déjà été fait. Mais c'est pour ca que c'est si dur ici. Et là où il n'y a pas de bonnes conditions... l'État n'a pas de politique claire face à l'importance qu'a l'activité artistique dans la formation et le développement de la société.
Ça fait 40 ans que je fais le même discours pour essayer de pénétrer au niveau politique et je peux te dire qu'on a eu un certain écho, ils nous ont un peu écoutés, ces cinq dernières années, les gouvernements locaux. Et un peu le pouvoir central. Un peu. Mais avec un président comme on a en ce moment, par exemple, on ne va pas pouvoir, parce que sa priorité, c'est la guerre, et donc la paix et toutes ces choses sont toujours en second plan. C'est donc très difficile. Ici, les dirigeants locaux actuels ont un peu plus de conscience en ce sens, oui, et on a reçu une aide très importante de leur part qui nous a permis d'avoir cet espace, de produire une ou deux pièces dans l'année. Mais avant, il y a eu des histoires très tristes de censure, de persécution, de danger. Un danger réel, pas inventé, ce n'est pas imaginaire. Pour le fait de faire du théâtre. Pour le simple fait de faire du théâtre ! Simplement, d'être différent du commun des mortels. Ce simple fait te montre du doigt. C'est un risque. Les gens qui sont différents sont dangereux.
Ça a donc été très difficile de vaincre tout ca, très difficile. Et ca l'est encore. Mais on a avancé de quelques petits pas.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
On ne peut pas généraliser. Il y a certaines personnes (dont je fais partie) qui aimeraient être conséquentes : avec une réflexion, une manière de voir le monde, différente de celle que les moyens de communication prétendent nous montrer. Ils nous montrent un monde qui n'est pas notre monde réel.
Mais on pourrait dire qu'ici, oui, on est divisés. Je pense que c'est la situation politique réelle du monde, non ? On se place d'un côté, et les autres de l'autre. Ici aussi on fait du théâtre avec une conception commerciale, c'est un théâtre qui a pour but de divertir, exclusivement, et de gagner des sous. Mais il y en a d'autres qui font l'essai de faire autre chose, de créer une conscience, où l'objet n'est pas chiffré en argent mais où il réside dans d'autres choses, beaucoup plus expérimentales : chercher, répéter. Ne pas simplement apprendre une formule et la répéter. On veut toujours chercher de nouvelles choses, différentes. Et c'est un grand pourcentage de gens qui veulent faire cela.
C'est plus ou moins un panorama général, dans toutes les villes.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Silence. Nous qui sommes investis là-dedans, on aimerait que ca soit beaucoup, ce qu'on apporte. Malgré cette situation culturelle si grave que nous sommes en train de vivre en ce moment - comme je vous racontais toute à l'heure - une situation culturelle de domination de l'idéologie religieuse et de domination des moyens de communication sur la façon de penser et d'agir des gens. Je pense que l'art, et plus spécifiquement le théâtre pourraient contribuer d'une manière très forte à changer ces attitudes et cette façon de voir le monde. Et on sait tous que c'est comme ca : une personne peut un jour aller voir une pièce de théâtre et en sortir renouvelée, d'une seule pièce de théâtre ! Le théâtre a cette magie et ce pouvoir.
Mais avec les moyens qu'on a, on ne peut atteindre que très peu de gens. Et c'est ça qui est terrible et qui nous angoisse, parfois. Parce qu'on aimerait que ce qu'on fait ait une plus large diffusion. On a toujours voyagé dans les quartiers marginaux, dans les villages éloignés pour présenter les pièces. Ça fascine les gens, ce qu'on fait, ils veulent voir. Mais on a pas toujours les moyens de le faire. C'est très frustrant.
Mais je crois profondément que le théâtre et l'art en général sont des stratégies pour changer la situation culturelle qu'on est en train de vivre.

vendredi 27 mars 2009

Miguel Angel Pasos, Cartagena

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Miguel Angel Pasos, metteur-en-scène, acteur et directeur de la programmation scénique de l'École des Beaux-Arts de Cartagena, qui est actuellement appelée Institution Universitaire des Beaux-Arts. C'est la première université dans la région des Caraïbes qui soit officiellement acceptée comme un cursus universitaire artistique. Je viens de l'École Nationale d'Arts Dramatiques, une des premières en Colombie, qui malgré une longue trajectoire, a malheureusement fermé il y a 15 ans, pour des raisons politiques. Et en 1997 je suis parti faire un master de théâtre en France.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai eu une autre option dans ma vie, c'était celle de rentrer dans la marine, être officier naval, et l'idée me plaisait beaucoup. C'était mon projet de vie. Mais parallèlement, je faisais du théâtre, au collège, et j'organisais des festivals de théâtre. Mais une fois a l'armée, j'ai pris peur :"Sérieusement, si je m'engage là-dedans, c'est quelque chose... bien sûr, je l'ai toujours voulu, mais a côté de ça j'ai toujours fait du théâtre." Est arrivé un moment ou je me suis dit : "Non. Je me consacre au théâtre." Ce qui a créé un conflit familial conséquent car mon père aussi avait fait l'armée. L'idée que je délaisse la marine pour le théâtre ne lui a pas vraiment plu...

Et aujourd'hui, ils le comprennent mieux ?
Oui, aujourd'hui tout se passe très bien. Mais lorsque j'ai fait mes études de théâtre, ça a été très dur. Car ici en Colombie, faire du théâtre, c'est très mal vu. "De quoi va-t-il vivre ?" se demandent les gens.

Et vous arrivez a en vivre ?
Je peux vivre du théâtre, par chance. Avec cette école, oui, et grâce a ma carrière. En 1989, je suis entré dans une école d'art dramatique puis j'ai été pris dans une compagnie professionnelle, et j'ai pu me payer mes études grâce à ça. Mon année en France, j'ai pu me l'offrir grâce à des petits rôles a la télévision, au cinéma, et j'ai toujours pu me débrouiller comme ça.

Vous avez joué dans des télénovelas ?
Oui, bien sûr. Ici c'est le marché télévisuel qui marche. Par chance, cela te permet de vivre de ton métier. Donc il faut le faire, la monde télévisuel est une étape qu'il faut connaître aussi. Ça a été une étape très intéressante pour moi aussi.

Pouvez-vous nous expliquer le cursus qui se fait dans votre école ?
Ok. Je suis arrivé dans cette école il y a 4 ans, a Cartagena. Je suis arrivé directement de France avec un projet humanitaire, ouvrir un école de théâtre pour les enfants. J'ai donc contacté une école et la directrice m'a parlé d'un poste de directorat a l'École d'Arts Scéniques. Je me suis renseigné, cela m'a parut être un beau projet. Surtout de retour en Colombie, l'idée de transmettre tout ce que j'avais appris et de le mettre en pratique me plaisait. Et me tester moi-même, voir jusqu'où j'avais appris. C'est un cursus assez long, cela dure 5 ans, et c'est divisé en 10 semestres. Cela débouche sur un diplôme de professorat en arts de la scène. La grande réussite, c'est que ce cursus est reconnu par le ministère de l'éducation, ce qui garantit sa qualité. Et de plus, cela enseigne aux jeunes, c'est comme une expérience de vie. On ne leur apprend pas à jouer, ce qu'on leur enseigne, c'est la partie "artisanale" de cet art ; comment s'arrêter, comment parler, la projection, le mouvement... mais le reste, la sensibilité de l'acteur, la qualité du jeu, ça ne vient pas de nous. C'est chacun. Pour les jeunes, c'est un grand espoir de voir les professeurs qui ont vécu et vivent encore de leur art. Je crois que c'est important, surtout dans cette région, car les possibilités sont peu nombreuses. Il n'y a pas vraiment de culture théâtrale, il y a beaucoup de précarité, et faire du théâtre de manière professionnelle, ici, c'est très difficile. Il y a d'autres portes de sortie pour vivre du métier : des animations dans des congrès, des festivals, des réunions, il se génère tout un mouvement qui permet à l'acteur de pouvoir vivre de son art.

Que voulez-vous défendre en faisant du théâtre ?
Le théâtre en soi ! (rires) En tous cas, c'est ce que je défendrais, moi. Les étudiants arrivent souvent avec une idée en tête : "Je vais jouer, je veux apprendre pour jouer a la télévision, au cinéma." Le cinéma est vu comme un moyen de devenir célèbre et de gagner de l'argent. C'est dans ce sens que je défends le théâtre pour le théâtre lui-même. Ça me parait bien d'être connu, de gagner de l'argent, de vivre bien de son métier. Mais n'oublions pas qu'il s'agit aussi d'un art, qu'il ne suffit pas d'apprendre un rôle et de rire ou pleurer, c'est avant tout un art.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Bien sûr ! Dans cette ville, l'engagement chez les artistes est très fort.

En Colombie plus qu'ailleurs ?
En Colombie, c'est très bizarre. Je crois que dans les grandes villes, l'engagement est remplacé par de la complaisance pour le public. A Bogotá, la plupart des spectacles, c'est de la comédie, juste du travail de comédie, et bien sûr ils font salle comble, le public est présent, mais peu de ces pièces ont un engagement, au-delà du côté lucratif. Je crois qu'en province, les gens luttent pour leurs revendications. Et comme tout est centralisé en Colombie, si tu n'as pas l'accent de Bogotá, neutre comme ils disent, en prononçant chaque mot, tu es catalogué comme étant mauvais acteur. Car tu parles différemment. Si tu t'exprimes avec l'accent de la côte, tu auras le rôle d'un costénien, celui qui fait rire, la caricature ... donc très souvent, a la télé, on voit des costéniens qui jouent leur propre rôle. Et c'est ridicule. L'imaginaire du cliché. Je crois que dans les plus petits villes, les villages, les groupes, malgré un manque de moyens et le fait que les salles ne se remplissent pas, persistent et luttent pour y arriver. Ce qui les fait avancer. Car le théâtre ici n'est pas populaire. Il y a parfois cinq personnes dans le public. Ça m'est arrivé, lors d'une saison théâtrale, une sorte de festival interne, de se retrouver a trois dans les gradins. Lors d'une représentation. Mais l'acteur a voulu jouer, ça nous a paru très courageux. "Non, peu importe, c'est dans la programmation, le spectacle se fera." Malgré tous ces problèmes, le théâtre est constant. Indépendamment de la qualité ou de l'esthétique. Parce que ça aussi c'est quelque chose de très récurrent en Colombie. Si les différents groupes ne sont pas très unis, c'est précisément a cause de cette différence de goût. "Comme je ne partage pas ton choix esthétique, je ne te parle pas." Cela me paraît absurde. On a perdu de nombreuses occasions pour des raisons "esthétiques". Je fais un certain genre de théâtre et toi un autre, on n'a rien a se dire. Je le vois encore plus en tant que directeur d'école, la relation école/professionnels. On est toujours dans une étape de "conciliation", car la formation scolaire théâtrale est très récente en Colombie. L'ENAT avait 40 années d'existence lorsqu'ils l'ont fermée. Et c'était l'une des plus vieilles. Ils l'ont fermée en 1994. Les groupes professionnels existants, la majorité, ont été formés par des acteurs de l'Académie. Et lorsqu'un jeune acteur sort d'une école, avec son diplôme, il s'entend dire : " Mais vous vous croyez professionnel parce que vous avez un diplôme en poche et que vous êtes passé par une école ?" Car ils se croient parfois plus professionnels que moi parce que je n'ai pas de diplôme. Mais j'ai 30 a 40 ans d'expérience de travail. Cela dit, c'est en train de changer. On commence à s'unir, mais si ce processus prend du temps. Car certains jeunes diplômés se croient les rois du monde. Moi je suis passé par l'Académie, je sais ce que c'est. "Euh, non, toi tu n'es pas professionnel, les cinq années d'école et le diplôme, c'est un commencement, mais tu n'es pas acteur."

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Beaucoup de choses. Je suis convaincu qu'au même titre que la médecine soigne le corps, le théâtre soigne l'âme. Oui. Le théâtre, par le biais du rire ou du drame, peut fonctionner comme une thérapie. En tant qu'êtres humains sensible, tout cela agit sur nous comme un déclic, qui peut te libérer. T'amener a penser, en te faisant vivre une situation qui n'est pas la tienne. Le théâtre est un art libérateur.

mercredi 11 mars 2009

Jaime Días, figure du théâtre carthaginois, Cartagena

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Jaime Días, un homme de théâtre avec déjà quelques années d'expérience. J'ai consacré toute ma vie à ce métier, que j'apprécie énormément. Je suis d'ici, de la ville de Cartagena. Et bon, on peut dire que j'ai fait quelques choses, que j'ai apporté des petites choses à cet art si beau qu'est le théâtre.

Vous êtes donc dramaturge, comédien et metteur-en-scène ?
J'ai dû faire de tout dans le théâtre : j'ai mis-en-scène, j'ai joué, j'ai écrit des drames. Mais ces dernières années, je me suis consacré plus spécifiquement à l'investigation et à publier mes livres, produits de ces investigations. Elles sont dédiées au théâtre latino-américain, et plus précisément au théâtre des Caraïbes. Dans les prochains jours va sortir un livre que j'ai écrit et qui s'intitule Panorama de l'art scénique de l'Amérique centrale et des Caraïbes.

Que pouvez-vous nous dire du théâtre dans les Caraïbes ?
On rencontre des choses intéressantes. Il y a une partie des Caraïbes que nous sommes très peu à connaître : il y a les Caraïbes françaises, hollandaises, et anglaises - qui m'ont réservé beaucoup de surprises. Dans les Caraïbes anglaises, mais aussi françaises, Shakespeare est très populaire, par exemple, c'est un modèle, un paradigme pour beaucoup de dramaturges de ces îles. Certaines sont même encore territoire français, d'outre-mer comme on les appelle. J'y ai trouvé un théâtre très intéressant, par exemple Haïti, qui est le pays le plus pauvre du continent, est très riche en arts scéniques. Ils font un théâtre très original en partant de leur folklore, pour chercher à faire quelque chose qui leur est propre et qui nous différencie du théâtre européen, par exemple, à qui on a piqué beaucoup de techniques. Mais maintenant il est l'heure, le moment est arrivé de faire un théâtre identifiable, propre. C'est ce qu'ils font, comme à Trinidad-et-Tobago, la tradition de leurs carnavals est très riche, le folklore qui se concentre dans le théâtre caribéen et aussi certaines manifestations religieuses africaines, parce que la base de la société est noire, noire-africaine.
L'indigène dans les Caraïbes s'est éteint très tôt, de sorte qu'il y a eu des métissages seulement entre Espagnols et Africains dans les îles. Ces îles dont je te parle, soit anglaises, soit hollandaises, etc... sont aussi métissées avec des Indiens, des Chinois - dans ces Caraïbes se sont concentrées toutes les races du monde.
Dans les carnavals de beaucoup d'îles anglaises, ils récitent des bouts de pièces de Shakespeare, il est très connu, pareil les personnages de la Commedia dell'arte. Cette richesse m'a surpris : je croyais connaître les théâtre des Caraïbes.
Dans cette ville où nous sommes, nous avons une tradition - vous savez que Cartagena a été très tôt le port le plus important pour l'Espagne : c'était le trampoline vers l'Amérique du Sud : le Pérou, le Chili, ... elle s'est donc convertie en cité de premier ordre très tôt, au début des années 1500. Un théâtre précoce est alors apparu, que les Espagnols ont apporté, il était baroque. Il incluait aussi la culture africaine. C'est une ville à prédominance noire, et encore plus à l'époque coloniale. Le commerce humain - de noirs apportés d'Afrique - était très développé à l'époque. On trouve par exemple beaucoup de congrégations de noirs de différentes nations qui ont l'opportunité de préserver les traditions africaines. Beaucoup de ces traditions n'ont pas disparues grâce à l'art et au théâtre, entre autres, qui les ont conservées.
Ici on a eu le premier théâtre de Colombie qui a ouvert ses portes en 1775, dans la rue du Colisée, à l'intérieur des murailles.

Le théâtre dans les Caraïbes est donc le produit d'un métissage, de beaucoup d'influences ?
Beaucoup, comme je te disais, de plusieurs endroits du monde. Mais Cartagena, à la différence d'autres endroits comme Cuba - bien que Cuba et Cartagena présentent de grandes similitudes - mais ici se sont conservées des influences de la culture indigène, ce qui n'est pas le cas de Cuba. La culture de l'indien caribéen se manifeste plus qu'à Cuba.
Il y a eu plus d'influences du théâtre espagnol, on le voit dans ce théâtre dont je te parlais, qui s'appelait le Colisée : ce théâtre a fermé ses portes en 1900, lorsqu'il a été converti en salle de cinéma. C'est ainsi qu'a commencé le déclin du théâtre : le public a tourné sa sympathie vers le cinéma. Ça a été compensé par l'ouverture en 1911 du Teatro Heredia, construit sur un couvent du XVIe siècle.
Il a toujours été très important dans cette province d'avoir un édifice théâtral autour duquel converge l'activité. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'autres lieux. Par exemple, dans les années '60, qui ont été des années de grande activité théâtrale dans cette ville, à côté du Teatro Heredia on pouvait trouver sept espaces ou plus, où les compagnies indépendantes faisaient leurs saisons.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Ouh, c'est de l'histoire ancienne ! Quand j'étudiais au lycée, j'ai rencontré le maestro Alberto Llerena, qui a été mon compagnon de théâtre et d'études à cette époque. Il se profilait comme un grand dramaturge, ce qu'il est. Et une fois, je suis allé voir une de ses pièces, qui s'intitule Con la espalda al sol (Dos au soleil, ndlr), mise-en-scène par un autre vétéran de la scène carthaginoise. Et là, je suis tombé amoureux du théâtre. Après j'ai étudié le droit et j'ai immédiatement rejoint un groupe, qui était très bon à cette époque.
Je me rappelle toujours d'une anecdote de la première fois que j'ai eu l'opportunité de monter sur scène, dans une pièce qui s'intitulait La Roulette Russe, d'un dramaturge carthaginois. On m'avait attribué le rôle le plus petit : j'entrais, je disais deux petites choses et je sortais. Mais l'acteur principal posait souvent problème, et un jour j'ai dit au metteur-en-scène, tout peureux : "Maestro, essayez-moi !". J'avais appris tout le rôle principal, je répétais chez moi. Il m'a donné l'opportunité et j'ai eu le premier rôle. C'est là qu'a commencé ma vie théâtrale ! (rires)

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Ici oui. Comme dans quasi toute l'Amérique latine. Surtout dans les années '60, que j'ai vécues quand j'étais jeune. C'était des années très... le mouvement étudiant au niveau latino-américain était précurseur de mouvements sociaux et de ces utopies. On prétendait voir le socialisme ou le communisme là, au coin de la rue. L'année '68 nous a influencés, la Révolution de Mai en France, bien sûr, qui a eu des répercussions ici. A cette époque par exemple, il n'y avait pas d'autre théâtre que le théâtre universitaire en Colombie. Les professionnels du théâtre d'aujourd'hui : les maestros Santiago García, Enrique Buenaventura, etc... ils dirigeaient tous un théâtre universitaire, c'était un mouvement socialement très engagé, trop, aussi du point de vue esthétique. Je me rends compte aujourd'hui que ce sont des grands apports. C'était le seul théâtre jusqu'à ce que, dans les années '70, des groupes de théâtre indépendants se consolident en Colombie, notamment avec la fondation de la Corporation Colombienne de Théâtre, qui va fêter ses 40 ans cette année. Mais c'était un mouvement très engagé avec la cause ouvrière, le prolétariat, et ces utopies propres à l'époque.

Et aujourd'hui, le théâtre est-il toujours aussi engagé ?
Non, en ce moment je sens que le panorama mondial a changé, avec la chute du communisme. Les choses auxquelles on croyait ont beaucoup changé.
On peut dire que la morale dominante chez la jeunesse est autre, c'est une morale très pragmatique, trop pragmatique. Je suis déjà vieux et je ne comprends pas la jeunesse d'aujourd'hui.
Beaucoup du théâtre qui se fait aujourd'hui, même s'il est théoriquement intéressant - le théâtre postmoderne - je crois que ce sont des choses qui vont être très éphémères. Les fondements du théâtre vont perdurer, ils sont basiques, c'est l'essence du théâtre à travers l'acteur.
Je ne nie pas qu'il faille rafraîchir les mouvements théâtraux, avec de nouveaux apports, mais aujourd'hui il y a beaucoup de modes, beaucoup de choses qui, je le sais, vont être éphémères - qui peut-être arriveront à certaines petites choses, mais tout ne va pas perdurer.
Et je crois qu'aujourd'hui dans le théâtre colombien, nous en sommes à un moment de récupération et d'apparition de nouveaux groupes, de nouveaux acteurs, de nouveaux dramaturges colombiens. Je crois que dans toute l'Amérique latine nous en sommes au même point, je le sens en Colombie.
Pour moi, le théâtre colombien, outre cette utopie idéo-politique qui s'est effondrée, part aussi du manque de formation académique. La preuve c'est qu'on voit beaucoup de groupes... (changement de K7) - tu ne peux plus seulement prendre en compte les groupes historiques. : La Candelaria, le Teatro Libre, la Mama, etc... il y a beaucoup de nouveaux groupes avec leur propre siège - même s'il est tout petit, 60-100 spectateurs - c'est un mouvement avec des nouvelles propositions, très fraîches. Et on le doit à cette formation de type académique apparue dans les années '90. Ça a changé la direction du théâtre bogotain, pour son bien. Cela se manifeste par exemple lors du festival de théâtre alternatif qu'organise la Corporation Colombienne de Théâtre. Parce que c'est un festival authentiquement colombien, où se donnent rendez-vous les nouveaux, les "rafraîchissants" du théâtre colombien. Et c'est un festival à caractère national, des troupes de toutes les régions du pays y participent. Je me suis rendu compte à cette occasion qu'il y avait eu beaucoup de progrès dans ce pays : ces festivals ont permis d'intéresser beaucoup de monde au théâtre, ça a "massifié" le théâtre. Les prix favorisent cela, aussi, et permettent aux classes à moyennes à basses d'assister aux spectacles. C'est très important, je crois.
Il y a du public, on va bien, on va bien... je suis très optimiste.

Alberto Llerena, dramaturge, Cartagena

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Alberto Llerena, je suis né à Cartagena dans le quartier de San Diego, le centre historique de la ville. J'ai étudié la sociologie plusieurs années, à l'Université d'Antioquia, mais je me suis rapidement consacré au théâtre. J'ai étudié auprès d'un maître espagnol, dans la première école de théâtre ouverte ici à Cartagena en 1957. C'était pratiquement le seul professeur. Et c'est un petit groupe d'élèves qui a poursuivi cette activité théâtrale après son départ, car il a quitté Cartagena pour se rendre à New-York. A l'époque il était venu en Colombie pour fuir la guerre civile espagnole. C'était un homme passionné par les arts, et ça a été la première école de théâtre mise en place au sein de l'Institut Musical qui s'appelle aujourd'hui Bellas Artes. De mon côté, j'ai dirigé le groupe de l'Université d'Antioquia à partir de 1968, durant plusieurs années, puis celui de l'Université de Cartagena cinq autres années. On a eu plusieurs reconnaissances au niveau national, lors de festivals de théâtre universitaire, qui étaient très importants dans le pays. C'est du théâtre universitaire colombien qu'est arrivé tout le mouvement professionnel, plus tard. Au début, les groupes étaient subventionnés par l'Association Colombienne Universitaire, mais à partir des années '70, où a surgi toute la problématique sociale et politique, les groupes, en sortant de l'Université, étaient jugés subversifs, aussi bien les acteurs que les metteurs-en-scène d'ailleurs. Ça a été une époque de persécution assez noire, dans notre pays. Tout ce qui avait trait au théâtre était mal vu, jugé subversif, anti-institutionnel, etc ... ce qui a engendré une diaspora. Heureusement, un an plus tard, un mouvement théâtral a vu le jour, il persiste d'ailleurs encore aujourd'hui, un mouvement très fort qui a beaucoup aidé dans le sens où les groupes étaient dilettantes à ce moment-là, les gens ont commencé à étudier, il y a eu des écoles de théâtre, et voilà, des groupes colombiens de trajectoires différentes ont émergé, comme la Candelaria, ou Matacandelas a Medellín.

Et à vous, comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Et bien ... c'est une vocation depuis que je suis gamin. Cela me plaisait de faire des représentations, dans le jardin de la maison, comme tous les enfants je crois. Ma mère était institutrice à l'école primaire, et il y avait toujours des évènements en fin d'année, récitation, théâtre, et cela me plaisait. Le goût de tout ça m'est resté. Et je n'ai jamais rien fait d'autre. Je ne sais pas comment j'ai survécu tout ce temps, car faire du théâtre ici c'est très difficile. Mais je crois que l'amour pour le théâtre et les arts te permet de continuer.

Que voulez-vous défendre en faisant du théâtre ?
Je m'intéresse à un théâtre disons ... non politique, mais qui montre la réalité, les conflits sociaux, par dessus tout dans ces pays que l'on dit du tiers-monde, où il y a de grandes différences économiques et sociales. Mes œuvres reflètent cela, et ont toujours été du côté des plus nécessiteux, des pauvres, dirons-nous, et de tout ce qui va contre l'injustice, ou à l'encontre de l'être humain. Cela m'a beaucoup poussé à écrire, et à poursuivre dans ce sens-là.

C'est toujours vous-même qui mettez-en-scène vos pièces ?
De ce groupe de théâtre avec lequel j'ai travaillé, il y avait une compagne, Rosario Varga, qui a dû partir pour les États-Unis durant la diaspora, et qui y a fondé une troupe de théâtre hispanique. Elle a monté des œuvres en espagnol, et de ce fait, choisissait des auteurs hispanophones. Nous sommes amis, et je lui ai toujours envoyé mes oeuvres. Elle a monté La visita et Casa de muertos. Chacune de ces œuvres ont été publiées par la mairie de Cartagena, en 1997, et par chance, ont été montées par des groupes universitaires de la côte, par des groupes de l'Université de Cartagena et par des groupes locaux. Et donc aussi par ce groupe à Chicago qui travaille professionnellement.

Vous avez eu la chance de voir toutes vos pièces mises-en-scène ?
Oui. Plusieurs à Medellín au sein de l'Université d'Antioquia, et d'autres par des groupes locaux de Colombie, à l'Université de Córdoba, entre autres. Et cela toujours pour mon plus grand plaisir. Je ne fais pas payer de droits d'auteur, c'est simplement la satisfaction de voir mes pièces sur scène.

Avez-vous déjà regretté d'avoir choisi cette voie, le théâtre ?
Non, jamais. Au contraire. Je suis toujours, d'une certaine manière, en train de faire du théâtre. Ici, ils me voient comme un maître, et je crois que c'est le cas car j'ai eu l'occasion de former beaucoup de comédiens, pas seulement à Cartagena mais dans tout le pays. Et c'est une tâche qui me remplit de joie et de satisfaction, de voir que l'on peut, d'une certaine manière, se "prolonger" dans l'autre. Ici, au sein de cette Asociación de teatrista de Cartagena (Association des artistes de théâtre de Cartagena, ndlr) j'ai toujours été vu comme une icône, comme une personne qui inspire le respect et à qui on demande des conseils. Et de ce fait, je donne toujours des ateliers. Tous les jeudi, j'organise une réunion sur le thème du théâtre, mais ça n'a rien d'une conférence où je serais l'unique locuteur, non, chacun y va de son opinion, apporte ce qu'il veut, ce qu'il sait... c'est un lieu de conversation, autour d'un petit vin ou d'un Rhum Tres Esquinas (marque de rhum colombien, ndlr)... donc c'est délicieux.

Et arrivez-vous à vivre de cela ?
J'ai toujours réussi à vivre du théâtre, oui. Et cela me rend heureux. Je ne peux pas dire que le théâtre m'ait laissé de côté à ce niveau-là, non. Et le plus important c'est de se nourrir spirituellement.

8. Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Pas seulement dans le théâtre. L'artiste en général, oui. Par-dessus tout dans un milieu comme le nôtre, difficile, je pense que l'artiste a une responsabilité sociale très forte au sein de sa communauté, il doit laisser derrière lui un souvenir positif, la possibilité de construire un monde meilleur, une société plus juste, de créer un individu plus honnête, plus équilibré. Oui, je crois que le théâtre sert à quelque chose.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Brecht disait que la fonction principale du théâtre était celle de divertir. Je suis d'accord avec ca. Mais ce divertissement doit laisser quelque chose au spectateur : un questionnement, un intérêt pour des choses qui jusqu'alors, ne l'avaient pas effleurées. Ou bien qu'il rencontre au théâtre un motif pour améliorer tout cela, avancer ... la conformisation de l'individu le tue. Le questionnement, bien au contraire, le maintient en vie. C'est cela qui est important dans le théâtre.

dimanche 8 mars 2009

Beto Villada, Teatro Varasanta, Bogotá

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis cofondateur du groupe Varasanta, que l'on a créé il y a 15 ans avec Fernando Montez. Je suis musicien dans les gènes, par mon père, mon grand-père, mes frères et mes oncles, et bien vite j'ai mélangé la musique avec le théâtre. Je faisais avant partie d'un autre groupe, de théâtre de rue, avec lequel on a voyagé dans le monde entier, comme des gitans. De son côté Fernando a été en Europe, il a été l'élève de Grotowski et a appris énormément à ses côtés, la discipline, etc ... puis il est venu en Colombie et a décidé de fonder un groupe. On était au départ plusieurs artistes assez déçus de l'Académie que l'on jugeait trop formelle, sans profondeur. C'est de là qu'est venue l'idée de créer un laboratoire théâtral, qui n'avait alors pas de nom. Un laboratoire où l'on se posait des questions sur le métier d'acteur, sur les principes de Stanislavski et de Meyerhold et par dessus tout de Grotowski. Pour moi c'était très intéressant, car j'avais déjà rencontré beaucoup de monde, Eugenio Barba, Cuatro Tablas, Yuyachkani, etc ... et au Mexique j'avais ressenti le besoin de faire un autre théâtre, je nous voyais nous les artistes comme des îles flottantes au beau milieu de ce monde. Et à partir de ce désir d'investigation, dans un pays où il n'y avait pas de discipline ni de rigueur, on a décidé de fonder ce groupe. Au début on avait une orientation extrêmement politique à une époque très conventionnelle en Colombie, ce qui était plus ou moins le cas de tous les groupes de théâtre. De là est née notre troupe, qui s'appelle aujourd'hui Varasanta. En Colombie, en général, les groupes cultivent une sorte de paternalisme vis à vis de l'état, dans le sens où ils attendant un appui, un financement de l'état pour lancer un projet théâtral. Ce n'est pas notre cas. Pour nous, c'est l'effort personnel et l'intérêt du groupe qui permet de mettre en œuvre des choses. D'ailleurs le manque de discipline et de rigueur dans le théâtre venait du fait que les compagnies n'avaient aucun lieu de répétition. Nous, nous avons décidé de louer un local pour travailler.

Dans cette maison-là ?
Non, à l'époque non. On louait une maison, chacun donnait de sa poche, et à côté de ca chacun avait son boulot. Professeur à l'université, au collège, dans les associations culturelles ... on gagnait notre salaire et à 16h, on se retrouvait tous dans une maison pour répéter, et que surtout personne ne nous interrompe ! On y restait jusqu'à 22h, à travailler sur l'énergie, le contact avec l'autre, l'état de représentation, la voix, les limites de notre résistance physique. On a commencé à reproduire des exercices "plastiques" de cette école polonaise et de Richard Cieslak, basé sur les mouvements du corps, etc ... Et moi j'étais chargé d'aider dans le travail sur les pulsations, le rythme de la musique à partir de nos propres instruments. A cette époque je suivais des ateliers de musiciens à l'Université Nationale. Voilà comment on a formé un groupe d'investigation musicale. Et tout cela, entre 16h et 22h ... On travaillait aussi sur la mécanique des émotions, des sentiments ...

Mais avez-vous aussi travaillé à partir de textes, sur des classiques ?
Au début, on travaillait à partir du matériel que chacun amenait, des classiques, des œuvres que l'on connaissait, des poèmes ... moi j'ai travaillé la tragédie grecque, Prométhée ... on apprenait le texte et à partir de là, on s'exerçait sur l'énergie vocale, avec Adriana Rojas. Fernando se chargeait plus de l'entraînement physique. On était 8 au début, à travailler dans cette maison. Bien vite on est tombé sur un texte de Jean Claude Carrière, El lenguaje de los pájaros, (que l'on reprend d'ailleurs en ce moment-même, 15 ans après, car on fête nos 15 ans cette année). On avait demandé la permission a Jean-Claude Carrière pour traduire son texte, et il nous l'a concédée. C'est Adriana Rojas qui s'en est chargé. Ensuite on a monté les Frères Karamasov, de Dostoïevski, puis le Premier frère, créé à partir de plusieurs textes.

Vous travaillez sur fond de création collective ?
Oui. Il y a un apport de chacun ... mais ici la "création collective", c'est plutôt la marque de fabrique du Teatro La Candelaria. Ce sont eux qui on initié tout cela. Bref, ensuite on a cherché d'autres types d'exercices, on a fait des concerts de musique folklorique, etc ...

Y a-t-il une personne en particulier qui dirige, met-en-scène ?
Oui, Fernando Montes. Il est chargé de la direction artistique, c'est lui qui propose, nous guide ... cela dit, au Danemark, ca lui est arrivé de remplacer un compagnon qui n'avait pas pu nous suivre et de monter sur scène. L'an dernier aussi, il a joué avec nous, dans un travail de coproduction avec Pascal Delahaye à Toulouse, "Le livre de la folie" cela s'appelait, et "Une saison en enfer". Fernando a beaucoup voyagé, à Moscou, en Pologne, en Grèce, au Brésil ... avec Varasanta, ça a été plus "interne", dans le sens où notre travail d'investigation était plus fermé. On essayait d'effectuer nos recherches, de résoudre nos problèmes nous-mêmes, au sein de groupe. Puis on s'est plus ouverts, on a été invités, on a montré notre travail et on a eu une certaine reconnaissance au niveau local.

Et vous arriviez à en vivre ?
Non. On continuait à travailler à côté.

Avez-vous déjà regretté de choisir cette voix, le théâtre ?
Non ! Il y a beaucoup de gens qui aimeraient être à notre place. On a pu se permettre beaucoup de choses car au final on a cette maison. C'est chez nous. On a d'ailleurs commencé à faire des ateliers, pour mettre à profit le résultat de nos investigations, Fernando a dirigé El cuerpo que uno es sur la reconnaissance du corps en état de représentation.

J'ai l'impression que dans votre travail tout commence par le corps ?
Le corps, c'est tout. C'est ce qui véhicule l'énergie, c'est un instrument incroyable. Et une fois qu'on le connaît bien, on peut se permettre beaucoup de choses.
Ensuite on a ouvert des ateliers pour le public, ce qui nous a permis de gagner de l'argent. Moi, je donne des cours sur la respiration circulaire dans les instruments à vent, comme le didgeridoo, d'autres instruments arabes, la percussion colombienne, de la côte Caraïbe, du Brésil aussi. La musique, c'est vraiment mon élément.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Bien sûr. Plus le temps avance, plus mon intérêt pour le domaine social grandit. Et ce depuis le collège, l'université ... le sujet des déplacés, ou des minorités ... et mon travail, qui est musical, a vraiment évolué dans ce sens-là. Ce que l'on fait aujourd'hui, c'est le résultat des ces années passées et du fait de ne pas fermer les yeux sur notre réalité politique. On ne peut pas faire l'autruche. Il faut s'informer de tout ce qui nous entoure, de cette réalité colombienne. Aujourd'hui nous sommes en relation avec des associations comme World Child, et des ONG qui travaillent directement avec des déplacés. Comment pouvons-nous mettre à profit toutes nos connaissances artistiques dans une participation politique ? Notre désir n'a pas de couleur particulière, de plateforme politique. L'une de nos dernières œuvres, Kilele, qui a reçu une bourse de création du ministère de la culture, est tirée d'une pièce écrite par un dramaturge, à propos d'un massacre civil par des paramilitaires, près de Bellavista. On a cherché à monter cette pièce pour la rendre vivante. On a été appuyés par beaucoup d'ONG. On a voulu dénoncer la folie de ce conflit, et en réanimer le souvenir. Ne pas oublier. C'est une très belle pièce. Il y a eu 119 morts, et dans ce sens on a décidé de donner 119 représentations. Mais en réalité on va en faire beaucoup plus.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
C'est difficile. Je crois que dans le cas de notre dernière pièce, Kilele, en tant que personne métisse comme je le suis, c'est très important de se rendre sur le lieu-dit, d'aller voir ce qui se passe. D'essayer de comprendre la douleur, la situation que vivent nos frères. Et d'accompagner les victimes. Mais c'est une position très personnelle. Il y a beaucoup de mères ou de familles entières qui voudraient savoir où sont passés leurs morts. Pour leur donner une sépulture décente, chrétienne. Qu'ils puissent trouver le repos quelque part. Accompagner dans la peine, permettre de l'atténuer. La pièce était faite à partir de témoignages réels. Le paramilitaire a vraiment dit :"Je lui ai retiré les testicules, je l'ai tué, etc ..." C'est un épisode très douloureux. La digestion qui se fait aujourd'hui portera ses fruits dans quelques années. On a beaucoup investigué dans ce sens, vu beaucoup de monde. Cela a généré un véritable mouvement, c'est ça qui est important : des écrivains, des journalistes s'y sont intéressé ...

Alvaro Hernández et l'Entrópico Teatro, Bogotá

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Ok, mon nom est Alvaro Hernández, je suis directeur de l'Entrópico Teatro, c'est un groupe jeune, cela fait 6-7 ans que nous travaillons, et nous essayons de créer notre propre théâtre qui prend ses racines dans beaucoup de traditions du théâtre du monde.
Moi, en tant que directeur, mais aussi les acteurs, avons eu des expériences avec des traditions colombiennes : on a fait un long travail avec les indigènes, les traditions noires et les paysans de Colombie. J'ai baigné en particulier dans l'anthropologie théâtrale d'Eugenio Barba et de l'Odin Teatrett et avec des maîtres asiatiques de diverses traditions, comme le théâtre Nô au Japon.

C'est une sorte de mélange ?
C'est une sorte de mélange mais en réalité, ce n'est pas vraiment un mélange en tant que tel. On a trouvé des principes dans ces différentes traditions, et on travaille donc sur ces principes. Mais on cherche à créer notre propre langage.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Je fais du théâtre depuis que je suis gosse. Quand j'avais 12 ans, j'ai commencé à faire du théâtre parce qu'il y avait un de mes premiers professeurs qui était allé à la première session d'anthropologie théâtrale, en 1980, et il revenait d'un voyage en Inde. Il y avait beaucoup de groupes de petites élèves (on était tous petits ! rires), il nous a rassemblé et nous a dit : "j'ai un rêve, j'ai écrit une pièce sur l'Inde et j'aimerais la monter avec vous". La pièce s'appelait L'opéra-pop de la zone Sud et on a monté la pièce, on a fait la musique, j'ai essayé de jouer de la guitare, mais je préférais jouer (rires), et donc, dès lors, j'ai été en contact avec l'anthropologie théâtrale.

Avez-vous déjà regretté d'avoir choisi cette voie ?
Non, pour rien au monde. Ici en Colombie - je crois que c'est difficile partout - mais en Colombie c'est très très difficile parce qu'il est quasiment impossible de vivre du théâtre, donc on fait mille choses en relation avec le théâtre : je donne des cours à l'Université, j'écris,... et la nuit on se réunit pour travailler, à 6h du matin on fait répétitions. Donc de 6h à 8h et après de 18h à 22h, et on travaille le reste de la journée pour pouvoir vivre. Mais je ne regrette pas, non.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Il me semble que oui. Il a une responsabilité surtout avec ce qu'il se passe à l'intérieur même du théâtre, avec lui-même. C'est comme une communauté, où on est plus qu'amis pour la sueur qu'on y met, pour les sacrifices qu'on fait.
En plus il y a aussi une responsabilité sociale, montrer la situation, ce qu'il se passe aujourd'hui dans l'actualité. En Colombie - dans d'autres pays aussi, mais la Colombie est un cas particulier parce qu'on est en guerre, depuis que s'est fondé ce pays, la guerre ne s'est pas arrêtée et, en ce moment, on a un gouvernement qui dit qu'il n'y a pas de guerre, mais il y a plus de morts que dans les pays les plus en guerre, plus de mort que la guerre à Gaza, et le gouvernement dit qu'il n'y pas de guerre ! On doit donc être très engagés pour montrer les faits. On veut que le monde sache, que les gens sachent en Colombie. On ne fait pas un théâtre politique, ni pamphlétaire, mais très engagé, oui.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Le théâtre peut apporter, d'un côté la joie dans l'âme, un peu de lumière, et d'un autre côté, il peut toucher les esprits, pour que les gens se réveillent un peu du sommeil anesthésiant dans lequel ils sont plongés. C'est pour cela que nous travaillons sur la perception, avec un langage direct, et ce qu'on veut, c'est interpeller le spectateur.

mercredi 4 mars 2009

Carolina Vivas, Umbral Teatro, Bogotá

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Carolina Vivas, j'ai été actrice, je suis maintenant dramaturge et metteur-en-scène, et je vis depuis 18 ans du groupe Umbral Teatro. Avant cela j'ai fait partie du Teatro de la Candelaria durant 17 ans.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Ma famille, mon papa, était d'un village assez éloigné de la première métropole. J'avais un oncle prêtre qui fêtait ses 50 ans de vie sacerdotale, ce qui était un évènement merveilleux pour lui et pour toute la famille. Moi, j'avais environ 15 ans. Pour l'occasion, nous sommes partis pour Bogotá pour les fiestas del retorno, c'est là que j'ai découvert le Théâtre Expérimental de Cali et le maître Enrique Buenaventura, qui donnaient une représentation au milieu de toutes les autres activités. Je suis restée complètement fascinée devant leur pièce. A la fin du spectacle, je suis allée discuter avec un des comédiens pour lui dire que je voulais aller travailler chez eux à Cali. Il m'a répondu :"Mais non, jeune fille. A Bogotá il y a une école, aussi." Voilà comment je suis partie étudier à l'École Nationale d'Art Dramatique de Bogotá.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de l'Umbral Teatro ?
Je n'ai pas fondé cette compagnie toute seule. Mais avec un acteur et metteur en scène qui s'appelle Ignacio Rodriguez. Lui aussi venait du Teatro de la Candelaria, au sein duquel il a travaillé 10 ans. Lorsqu'on a quitté le groupe, au bon moment, on a décidé ensemble de fonder Umbral. Pour cela on a eu besoin d'acteurs et de musiciens, car on a aussi une formation musicale au sein du groupe. Et avec cette troupe, on a commencé à travaillé en 1991, 2 ans durant, pour présenter notre spectacle en 1993. Une pièce que j'avais écrite, mais montée sur fond de création collective.

Pourquoi avez-vous quitté la Candelaria, si ce n'est pas trop indiscret ...
Non, non ... bien, j'ai passé les années les plus merveilleuses de ma vie au sein de la Candelaria, et je crois que j'ai non seulement profité de l'expérience, mais ca a aussi été un tremplin formidable. Cela dit, un jour l'oiseau doit quitter son nid, on ressentait le besoin de monter notre propre projet tout en respectant totalement ceux que l'on quittait, à cette époque et aujourd'hui encore. Déjà à l'époque, ils luttaient depuis 25 ans. Et aujourd'hui déjà 40 ans d'expérience et des poussières ... bien sûr qu'il y a eu parfois des divergences, mais toujours saines et constructives. Et voilà ! Nous sommes partis.

Vous travaillez donc sur fond de création collective comme la Candelaria ?
Bien. Ce que je pense, c'est que l'on travaille toujours de la même manière. Je crois que c'est très difficile de travailler comme pourrait le faire un autre. Et c'est vrai qu'en 18 ans d'expérience pour Umbral, on peut dire que l'on a trouvé notre propre chemin, et dirons-nous nos propres manières de procéder, esthétiquement parlant. Mais oui bien sûr on peut parler de création collective.

Vous êtes donc dramaturge ...
Oui, exactement. Nous faisons de la création collective, mais tout ce qui est de l'ordre de l'écriture, c'est moi. Je ne travaille pas avec la parole quotidienne de l'acteur. Je ne fais pas ce travailler là de récolter les trouvailles des acteurs pour les retranscrire, non. J'arrive avec mon matériel et à partir de là on travaille sur la dramaturgie du spectacle.

Quelles sont vos influences, s'il y en a ...
Bien sûr ! Bien sûr qu'il y en a. Santiago García disait à ce sujet : "Contre ces influences il faut aussi essayer de lutter !" Donc bien sûr il y a l'influence du Teatro de la Candelaria et du maître Santiago García. En seconnd lieu, il me semble que ce sont des auteurs fabuleux et qui ont beaucoup compté dans mon travail : Beckett, Koltès et des dramaturges latino-américains Enrique Buenaventura entre autres ... des auteurs vivants : Dario Fo ... voilà ceux qui m'ont marqué de manière définitive.

Avez-vous déjà regretté votre choix, le théâtre ?
Moi ? Oh non ! Pour rien au monde. J'adore faire du théâtre, avant toute chose c'est cela : le théâtre m'enchante et me divertit. C'est une vocation qui me rend heureuse, et dans laquelle je veux persister. Et comme cela m'intéresse et me divertit toujours autant malgré les obstacles rencontrés, je poursuis. Bien sûr c'est passionnant.
Le dilemme face auquel je bute régulièrement, qui n'est pas entre le fait de faire du théâtre et le fait d'écrire, mais comme la journée se compose de 24 heures seulement, et que j'ai une envie féroce d'écrire, et encore plus de manière solitaire. Et je manque souvent de temps. Car tout le travail de mise-en-scène, de communication avec l'acteur sur le plateau demande de prendre son temps. Donc je me réserve des nuits pour le reste, mais je me rend compte que la dramaturgie demanderait beaucoup plus de temps.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Voyons. Je crois d'abord que le devoir est envers soi-même. Faire le théâtre qui nous plaît, être en accord avec ce qu'on fait. La recherche du plaisir, et surtout faire ce qui a pour nous de l'intérêt. Dans ce sens le théâtre qui m'intéresse est celui qui peut susciter de l'intérêt chez les gens. Et pour ce faire, il faut de l'efficacité. Moi ce qui m'intéresse c'est le théâtre efficace, même si cela ne garantit presque jamais le succès. Un théâtre efficace naturellement n'est pas un théâtre qui donne au spectateur ce qu'il a envie de voir. Ce qui m'importe c'est que le spectateur puisse être témoin de quelque chose qu'il ne voulait pas voir. C'est cette responsabilité-là qui compte pour moi en premier lieu. Pour moi, réussir à faire ce genre de théâtre, rencontrer le spectateur dans ce sens, c'est ca qui me plaît. Faire un théâtre pertinent.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Bien. Pour ma part, j'ai été une fois très heureuse en tant que spectatrice, lors d'un festival ibéro-américain où jouait un clown russe, le spectacle s'appelait Yellow, il était incroyable ... et il y avait toujours en arrière plan un autre personnage qui était tour à tour son ombre, la mort, lui-même. Il était techniquement magnifique, et je ne me souviens pas d'avoir déjà été heureuse à ce point-là. Si parfaitement heureuse qu'en voyant ce spectacle. Et après cela aussi, les images me sont restées, indélébiles ... mais de manière sensorielle, rien d'intelligible. Voilà ce que cela peut apporter aux gens selon moi : que cela produise quelque chose en eux qui seulement pouvait ce produire à ce moment-là, devant ce spectacle, durant cette heure et demi.

mardi 3 mars 2009

Patricia Ariza, fondatrice du Teatro de La Candelaria, Bogotá

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Patricia Ariza, je suis dramaturge, metteur-en-scène et actrice, fondatrice du Teatro La Candelaria et de la Corporation Colombienne de Théâtre (Corporación Colombiana de Teatro, ndlr).

D'où vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai eu envie de faire du théâtre à cause de diverses circonstances : j'étudiais les Arts à l'université, et Santiago García est arrivé pour diriger le théâtre de l'Université Nationale et mettre-en-scène Galileo Galilei (de Bertolt Brecht, ndlr) et moi, j'étudiais et en même temps je militais dans un mouvement de gauche. Cette pièce que Santiago García a montée a été interdite et donc, c'est comme si les deux choses se sont liées : défendre cette pièce est devenu quelque chose de très important dans ma vie.
Santiago García a décidé de se retirer de l'Université Nationale et de fonder un théâtre indépendant. Et nous, qui étions proches, on est partis avec lui et on a fondé le Teatro La Candelaria à cette époque. Beaucoup de gens lui donnaient un an de vie, et cela fait maintenant 42 ans...

Pouvez-vous nous parler de la pièce que vous avez mise-en-scène récemment, Olimpia y los derechos de las mujeres en la Revolución Francesa (Olympe et les droits de la femme à la Révolution francaise, ndlr), pourquoi avoir choisi ce thème ?
Parce que j'ai découvert un peu tardivement - il y a 10 ans - Olympe. Je suis une grande lectrice, je connais l'histoire et j'avais lu sur la Révolution française, ca m'a donc paru incroyable de n'avoir jamais entendu parler de cette femme.
Je défends les Droits de l'Homme, on parle des Droits de l'homme, et jamais on a parlé d'Olympe donc quand je l'ai découverte, elle m'a fascinée.
C'est comme une dette historique, j'admire cette femme.

Comment avez-vous travaillé durant les répétitions ?
Comme une création collective.
En fait, on avait vu une pièce d'une troupe espagnole, mais la nôtre est très différente parce qu'on y a mis cette facette d'Olympe : la metteur-en-scène, c'était une artiste de théâtre. Elle n'était pas seulement politique mais artiste, je m'identifie beaucoup à elle. Mais qu'on ne me coupe pas la tête...

Vous organisez un festival de femmes en scène prochainement ?
Mujeres en escena (Femmes en scène, ndlr), ça commence le 1er mars, c'est un très grand festival.

Le féminisme est important pour vous ?
Oui, c'est très important pour moi. Parce que ca fait tellement d'années que je fais du théâtre et que je me rends compte que le théâtre n'échappe pas au patriarcat, il n'y a pas d'échappatoire à ce système de domination si vieux et si brutal. Et ça se voit aussi dans le théâtre, dans la culture, partout. Il est donc nécessaire d'organiser des évènements, de promouvoir des scènes spécifiques pour les femmes, c'est très important.

En tant que femme, il vous paraît difficile de faire du théâtre ?
En apparence, non. Mais si tu le fais de façon professionnelle et quotidienne, c'est difficile.

Plus que pour un homme ?
Oui. C'est difficile pour les deux, pour les femmes et pour les hommes, mais beaucoup plus pour les femmes.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui, bien sûr. Tous ne l'assument pas de la même manière, certains pensent que l'unique responsabilité est envers le théâtre. Mais je ne crois pas, je pense que la responsabilité de l'artiste est avec tout, rien n'est étranger au théâtre, toute activité humaine peut se lire depuis la politique, aussi.

Pouvez-vous nous raconter l'histoire du Teatro La Candelaria ?
La Candelaria est la première salle indépendante qui a été fondée en Colombie. Il y en a eu d'autres, fondées avant, mais qui n'ont pas perduré, cela dit, elles ont été importantes aussi dans l'histoire du théâtre, depuis les années '50, disons. La Candelaria est la première dans le sens où elle a perduré, depuis si longtemps.
Au début, il naît comme un théâtre d'avant-garde, pendant quelques années on monte des pièces colombiennes, des classiques, mais très à l'avant-garde du théâtre. Et peu à peu, La Candelaria comprend que le plus important est de faire un théâtre qui nous est propre, de dramaturgie nationale. On a donc commencé à monter nos propres pièces, avec un risque énorme, parce qu'on n'avait pas de méthodologie très claire au début. On a donc commencé à travailler la création collective, dans les années '67-'68 plus ou moins. A partir de là, on a fait quelques créations collectives, et au début c'était très dur, Quand on présentait les pièces, on comprenait qu'on mettait beaucoup de temps à les monter, mais aussi qu'elles restaient dans le répertoire du théâtre colombien. Ces pièces ont donc eu un impact étonnant sur le public. Étonnant. Il y a des pièces qu'on a jouées 400 fois, Guadalupe, años cincuenta nous l'avons jouée 2'000 fois !
On a donc continué avec la création collective, mais on l'a beaucoup développée. Ce n'est plus la même chose que quand on a commencé. Elle avait alors plus un caractère social. Aujourd'hui aussi, mais en plus elle est en relation avec l'inconscient de la société, l'inconscient du groupe, le travail sur l'intuition, beaucoup d'autres choses.
Je dirais qu'on a développé la création collective comme pensée philosophique, à partir du théâtre.

Tous les membres participent à l'écriture ?
Non, on travaille la pièce tous ensemble et à la fin, on affine les textes. Parce que souvent, quand ils arrivent proche de la première, ils sont très bruts.
Il y en a certains d'entre nous qui ont un peu plus d'expérience dans l'écriture. On ré-élabore le discours verbal, avec l'aide de tous.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je crois que le théâtre peut apporter aux gens une partie substantielle pour la résistance, qui permet de voir un autre monde possible, de regarder les souvenirs, aussi. Je crois que le théâtre parle aussi des rêves de la société, qu'il parle du passé, de la mémoire ignorée des gens.
Pour nous, la création collective c'est donner un ticket aux gens pour voyager dans le souterrain de la société. Il y a des choses de la société que la société ne reconnaît pas, et que seul l'art peut montrer. La politique - pas le politique, mais LA politique - est trop variable, trop volubile : ce qui est aujourd'hui ne sera plus demain. Celui qui se croit le meilleur président du monde, sera peut-être en prison demain - ce qui va sûrement arriver ici en Colombie. En ce sens, la politique est variable, le politique demeure très longtemps pour l'humanité.
Le théâtre aide donc les gens à voir le spectre de l'existence humaine.