samedi 28 février 2009

Juan Carlos Moyano, directeur et metteur-en-scène du Teatro Tierra, Bogotá

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oui. Je suis, en ce moment du théâtre colombien, le plus jeune des vétérans, et le vétéran des plus jeunes. Au jour d'aujourd'hui, c'est ce que je ressens. Cette année, j'ai fêté mes 50 ans, dont 35 ans dédiés au théâtre, sans rien faire d'autre dans ma vie, parce que ca a été une décision prise avec la conscience et le cœur, et que ca a correspondu à un sentiment de légitimité dans l'exercice du théâtre.

Le premier groupe que j'ai vu dans ma vie, quand j'étais encore au collège, a été précisément le Teatro de La Candelaria. C'était il y a 35 ans, je n'avais jamais vu de théâtre avant.

C'est donc cela qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
J'ai découvert un langage, et ça m'a beaucoup plu. Et j'ai su que je pourrai m'exprimer de cette manière. Quelques semaines après, j'avais formé une troupe dans mon collège et je me consacrais au théâtre. Depuis, je ne fais que du théâtre. Je suis aussi écrivain, mais on travail d'écrivain est aussi dirigé principalement vers le théâtre.

Pouvez-vous nous raconter l'histoire du Teatro Tierra, dont vous êtes le directeur ?
C'est comme cela que s'appelle une troupe que j'ai fondée avec ma compagne, il y a 20 ans. J'avais déjà travaillé avec d'autres troupes, on était allés jusqu'à Quito avec une compagnie de cirque. Nous étions un groupe d'artistes qui nous étions réunis autour d'un projet, et peu à peu, à cause des circonstances du pays, on descendait vers le sud, c'était chaque fois plus difficile d'avoir le cirque. On est passés en Équateur, on est restés à Quito travailler avec un collectif de danseurs qui nous a accueillis. Mais avec le temps le cirque s'est dissolu, et avec ma compagne on a décidé de fonder une troupe et de commencer à faire des pièces ensemble.

On a fait une pièce sur une bonne sœur, une religieuse mexicaine du XVIIe siècle qui a été la première écrivaine rebelle et radicale du continent latino-américain. Une femme et une poète très importante. Quito est une ville très "couventale", avec une ambiance très catholique, très religieuse. On a profité de cette ambiance et on a travaillé sur l'histoire de cette soeur rebelle.

Nos caractéristiques se sont définies peu à peu : la première, c'est que notre théâtre part presque toujours de la littérature (romans, vies d'écrivains, témoignages, textes poétiques). On a monté des pièces d'auteurs - certaines de moi, mais les plus intéressantes qu'on ait faites sont nées de la littérature. On a par exemple monté la première version de Cent ans de solitude (de Gabriel García Marquez, ndlr)
La majeure partie de mes pièces sont toujours comme des romans, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j'ai une sensibilité littéraire. Ce ne sont pas des spectacles rhétoriques, où la parole est déterminante, parce que la caractéristique du théâtre que je fais, c'est que c'est une poésie très visuelle, ce sont des métaphores développées en terme de construction plastique, d'images. Je ne sais pas non plus très bien pourquoi. C'est comme une conversion de la métaphore écrite en métaphore visuelle, en mouvements.
Je travaille aussi beaucoup avec des objets minimes, pas par avant-garde, ni par école, au début on avait pas les moyens et il fallait faire du théâtre. Beaucoup de gens prennent 5 à 10 ans pour faire une pièce, parce qu'ils n'ont pas les moyens. J'ai appris à faire du théâtre avec ou sans argent, généralement sans. Comme je vis de cela, que je n'ai pas de subventions, je suis indépendant, je dois travailler beaucoup pour vivre dignement et correspondre à la dynamique du monde, de ce pays.
Je travaille donc beaucoup avec les objets. Par exemple, dans l'exercice que nous allons faire aujourd'hui, l'unique objet, c'est un drap. Mais le plus intéressant c'est d'aller au-delà de l'évidence. C'est une troupe des quartiers, ils ne doivent donc pas utiliser un moyen de transport particulier pour amener leur scénographie, elle tient dans un sac-à-dos.
J'ai fait quelques pièces avec une grande scénographie, comme Cent ans de solitude, qui était très économique et très ingénieuse. J'essaie de trouver l'économie du recours esthétique, pas pour prétendre être minimaliste ou quelque chose du genre, mais parce qu'en réalité, la poésie s'épure jusqu'à ne plus avoir besoin de la rhétorique, ni des mots inutiles.
On travaille aussi beaucoup sur le jeu de l'acteur. Ici, le personnage c'est l'objet, mais ca m'intéresse beaucoup de trouver, à partir de nous-mêmes, des chemins qui nous permettent d'assimiler et de transmettre un art universel, qui méthodologiquement peut se manifester de différentes manières.
Beaucoup de latino-américains répètent les avant-gardes européennes, ou japonaise, ou nord-américaines. Nous sommes un pays - comme tous les pays de l'Amérique latine - servile, le colonialisme nous enchante, on aime être colonisés, au fond. Beaucoup de nos acteurs voudraient faire des pièces comme Suzuki, ou de celles qui sont à la mode aux États-Unis. Heureusement, pas tout le monde. Il y a un mouvement de théâtre colombien/latino-américain très fort.
Mais il me semble qu'une partie de l'idée, de l'investigation autour du travail théâtral, du jeu, des pièces, doit partir de la culture de chacun. Je crois en un théâtre colombien sans frontière, mais qui part de notre nature, que en plus est très riche en possibilités. Parce que, d'une certaine manière, on est un continent inédit, même pour nous-mêmes.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
J'ai appris à faire du théâtre... mes maîtres - Santiago García, Enrique Buenaventura, Gilberto Martínez - j'ai appris avec eux, je n'ai jamais travaillé avec eux mais en les voyant, en les lisant et j'ai commencé à prendre conscience d'une responsabilité profonde envers l'art, sans faire de concessions à la consommation et à la vanité. C'est quelque chose de très risqué dans un pays comme le nôtre, mais quelque chose qui alimente, précisément.
Une situation que l'artiste ne doit jamais perdre de vue, c'est le niveau de risque pour assumer son travail. À d'autres époques, on parlait d'un engagement historique, idéologique, mais depuis que le Mur de Berlin s'est effondré, que l'Union Soviétique s'est effondrée, il me semble que l'engagement est envers le métier. Mais c'est un métier intégral, où les évènements de l'histoire, les mouvements de société, où la confrontation de l'individu avec sa propre réalité sont indispensables à dire, à exprimer.
Il est important de le dire, parce que le théâtre a cette caractéristique : un artiste de théâtre authentique est engagé avec lui-même, avec ce qu'il fait, avec son peuple, avec le chemin qu'il a choisi. Tout le reste ce n'est pas du théâtre mais un type de divertissement conditionné par le marché. On en a aussi ici, comme partout ailleurs, un théâtre commercial, jetable, de consommation.
Mais je crois qu'heureusement nous avons réussi à créer un mouvement où des groupes et des personnes ont la conscience d'investiguer et de partager aussi, quelque chose qui appartient à un tout. C'est un tout qui contient plusieurs parties différentes, parce que je crois que chacun suit son propre chemin, et qu'il n'y a pas de chemins qui se ressemblent, mais les chemins se partagent.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Dans un pays comme le nôtre, le théâtre signifie la vie, la réflexion critique. Nous vivons dans un pays où la vie est menacée de manière continue, tous les jours. Je crois que le théâtre, c'est la vie, dans un pays où la vie a un caractère de risque majeur. Je crois que c'est important parce qu'il en découle une attitude, et une attitude c'est une action. Et une action c'est quelque chose qui se passe précisément parce qu'il y a une nécessité profonde et historique.
Je crois que le théâtre, pour nous, c'est une liberté expressible. C'est un pays où la liberté d'expression n'existe pas : c'est le pays où le plus de journalistes sont morts, où le plus d'intellectuels ont disparus. Plus que ce qui s'est passé à l'époque de la dictature en Argentine, en Uruguay ou au Chili. Nous, ca fait des décennies, 50 ans ou plus.
Dans ce pays, le théâtre c'est aussi une fête, et quand il y a des festivals, les gens des quartiers prennent part à cette célébration. Dans les années '80, un révolutionnaire colombien a dit que "la révolution, c'est une fête". Il exprime ainsi très bien quelque chose qui, pour un pays tropical comme le nôtre, a beaucoup de signification. Parce que la vie aussi, c'est une fête. C'est un rituel. C'est une propension mystique et dionysiaque naturelle. Si le théâtre, c'est cela, cela signifie qu'il est précisément engagé dans une réalité où il est important d'avoir une mémoire, de se rappeler des évènements - parce que nous sommes dans un pays amnésique. C'est un pays sans mémoire, ou avec une mémoire délibérément limitée dans sa capacité de reconnaître ce qui a eu lieu. C'est pour ca que le président a autant de soutien : si les gens n'oubliaient pas qui il est, ce qu'il dit, ce qu'il fait, il n'aurait pas autant de soutien.

C'est un pays amnésique, et le théâtre c'est la mémoire.

C'est un pays nécrophile et sanguinaire, et le théâtre c'est la vie.

C'est un pays dans un état de douleur funèbre, parce que les milliers de morts sont terribles, trop nombreux et personne ne les reconnaît. Et le théâtre, c'est la vie. En plus de ça, je pense qu'il y a une proposition scénique intéressante, qui peut donc être analysée, théâtralement parlant, sans l'idée sentimentale que notre histoire justifie nos drames.
Nous faisons partie d'un phénomène culturel ample et intéressant, et dans un pays où il explose tant de bombes, de jambes et de cœurs, il est aussi important que soient vives l'imagination, la non-conformité, la rébellion. Je crois que le théâtre est aussi un acte, le théâtre aide à se révéler et se rebeller. Se révéler, c'est se rencontrer soi-même, dans la profondeur mystique que l'on peut rencontrer en nous-mêmes.
S'il n'y a pas de rébellion, il n'y a pas non plus de réponses.

mercredi 18 février 2009

Fabio Rubiano Orjuela, dramaturge et directeur du Teatro Petra, Bogotá

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Fabio Rubiano Orjuela, colombien, je suis directeur et dramaturge du Teatro Petra ici à Bogotá.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai commencé 4 cursus universitaires : biologie, biochimie, ingénierie industrielle et économie. Je suis resté 2 ans dans le premier, un semestre dans le 2ème et le 3ème et 4 semestres en économie. J'ai eu mon bac très tôt, à 16 ans, et j'ai commencé à étudier... c'était pas très clair pour moi, quand j'étudiais l'économie, je me suis inscrit à l'école de théâtre. Le soir j'étudiais l'économie et le matin, le théâtre. Et un jour j'ai décidé de ne pas retourner à l'économie, d'aller seulement au théâtre, et je le regrette beaucoup parce que j'aurais eu beaucoup d'argent ! (rires)

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro Petra ?
Ça a commencé à l'école de théâtre, en '83-'84, Marcela Valencia et moi (une grande actrice, qui a joué dans toutes nos pièces) avons décidé de chercher une pièce qu'il nous plairait de mettre-en-scène, mettre-en-scène ce qu'on aimerait voir. On a cherché dans toute la dramaturgie possible, on s'était fixé une limite de 100 œuvres, on a donc lu 100 pièces - à cette époque il n'y avait pas internet. La possibilité de trouver des pièces venues d'ailleurs était très réduite, et tout ce qu'il y avait à la bibliothèque était... - aujourd'hui la bibliothèque de Bogotá est très très... c'est l'une des meilleurs d'Amérique latine, je crois que c'est la meilleure - mais à l'époque, non, et le matériel qu'il y avait n'était pas très contemporain, on ne trouvait que des très vieilles pièces. On a finalement trouvé une pièce d'un auteur vénézuélien, Roman Calvo. J'ai commencé à en faire une adaptation, puis une autre, puis une autre, puis une autre jusqu'à ce qu'il en sorte une pièce qui s'intitule El negro perfecto (Le noir parfait, ndlr). Pour la première pièce, on a répété pendant 18 mois, tous les jours de 6h30 du matin à 13h, je ne mens pas. On avait rendez-vous à 6h30 dans le parc, on faisait des exercices jusqu'à 7h30, ensuite on allait dans la salle de répétition où on faisait des exercices corporels pendant une heure encore et ensuite on répétait. Je ne sais pas comment on ne s'est pas tués.
La pièce - comme toutes mes pièces - durait 3h à la première représentation et 1h40 à la 3ème. Il faut couper. J'écris plus que ce que je dois raconter.

De quoi voulez-vous parler dans vos œuvres ? Y a-t-il un thème récurrent ?
Non, je crois qu'on parle de ce que l'on vit. A une certaine époque, il y avait beaucoup de réflexion autour de l'amour, par exemple. De l'amour, des conflits de couple, mais racontés d'une manière très particulière. On a monté María Es-Tres - il y a un classique du romantisme latino-américain, qui est comme notre Chateaubriand, qui a écrit une pièce intitulée María, et c'est une María absolument romantique, avec une histoire romantique où les femmes sont les objets de l'action, mais pas les sujets. L'idée était donc de prendre cette María et de revenir au personnage féminin en la faisant sujet de l'action et en la faisant parler, pas qu'elle se meure d'amour mais d'ennui, de solitude, de désespoir, de douleur. Grande influence de Heiner Müller, c'était en 1990, on était tous "infectés" de Heiner Müller.
Ensuite vient Amores simultáneos (Amours simultanées, ndlr), qui a été jouée en France quelque part, qui a aussi un rapport avec l'amour, des réflexions sur celui qui attend l'amour parfait, celui qui espère, qui rêve à l'amour parfait.
Ensuite, il y a des œuvres avec un courant très directement lié au contexte. Il y en a une qui s'intitule Cada vez que ladran los perros (Chaque fois que les chiens aboient, ndlr), qui a aussi été jouée en France, mais à un niveau amateur, par des étudiants. Cette pièce par exemple part d'un massacre qui a eu lieu ici - c'est commun qu'il y ait des massacres ici malheureusement - un groupe de paramilitaires est arrivé dans une population rurale, a tué tout le monde, ils en ont attaché certains à leur lit pour les brûler et au final ils ont attrapé les chiens pour les pendre aux arbres. Il y a une phrase colombienne qui dit : " On ne sauve pas même les chiens", quand il y a des choses atroces. Que penserait un chien ? J'ai donc écrit cette pièce, c'est une famille de chiens qui commencent à perdre leurs capacités et à devenir des hommes qui tuent et violent. C'est une pièce qui ne me plaît pas ! (rires) Je n'aime pas ce langage, car c'est un langage trop monotone tout le temps. Il n'y a pas de variation, il lui manque beaucoup d'humour - c'est nécessaire dans ces cas-là. Les acteurs se sont donnés corps et âme. Ils me haïssent quand je dis cela, parce qu'ils se sont beaucoup impliqués. Et c'est la pièce la plus montée, en Colombie ils l'ont montée partout, et je leur dis : "S'il vous plaît, faites-la avec humour, pas avec douleur !", mais ils ne m'écoutent pas, personne ne m'écoute.
Ces dernières années, j'ai écrit quelques pièces sur les enfants. Je ne parle pas pour défendre qui que ce soit, je lance seulement des questions. J'ai donc écrit une pièce pour la Slovénie, montée par le théâtre Mladinsko (en Slovénie) intitulée El vientre de la ballena (Le ventre de la baleine, ndlr). Une habitante du quartier, ici, tombait enceinte tout le temps, et on a découvert qu'ils la payaient 80'000 pesos colombiens (=30$ environ) pour son bébé. C'était un "ventre à louer", cette pratique est très commune, c'est aterrant.
J'avais beaucoup de matière pour écrire cette pièce intitulée Pinocho y Frankenstein le tienen miedo a Harrison Ford (Pinocchio et Frankenstein ont peur de Harrison Ford, ndlr), cela faisait 8 ans que je récoltais de la matière et j'en avais tellement que, quand les Slovènes m'ont appelés, j'ai pris pioché lá-dedans pour écrire El vientre de la ballena.
El vientre de la ballena, c'est l'histoire des mères, de ces "ventres à louer", du marché enfantin. Pinocho... c'est l'histoire des enfants.

Pourquoi avez-vous utilisés des éléments audio-visuels dans la scénographie ?
C'était comme une possibilité de narration. Il y a 10 ans, j'ai testé tous les jeux : vidéo, micro, téléviseur, dans la lignée d'une performance, d'une action plastique. Dès lors, j'ai décidé de ne pas refaire ce genre de spectacle, où la technologie est plus importante que les acteurs et que la narration. La narration m'intéresse beaucoup, ca m'intéresse d'établir des codes de communication avec le public, que les pièces aient une lecture - pas facile, mais possible, qui dépasse le cercle de la troupe - qu'il existe une relation avec le public.
Ici, l'inclusion des vidéos aide à la narration, ca m'évite de m'étendre sur d'autres choses. J'ai exigé que les vidéos soient basiques : une animation plane, deux dimensions, une seule couleur, très très basique.
Quand une vidéo apparaît sur scène, on oublie les acteurs, j'ai donc voulu que ce soit très très subtil, pour ne pas qu'on oublie les acteurs.

Comment avez-vous travaillé pendant les répétitions ?
J'ai toujours les 70%-80% du texte et je l'essaie avec les acteurs, et je commence à couper. Et il y a des choses qui apparaissent avec les acteurs que je rajoute. Il y a certaines de mes œuvres que je n'ai pas essayées avec des acteurs et, pour moi, ce sont des pièces incomplètes. C'est impossible pour moi d'écrire sans acteurs. Je crois profondément en l'écriture sur la scène, c'est là que les choses sont valables. Le théâtre doit "sonner", le théâtre, c'est l'ouïe, il doit y avoir un rythme, une musicalité, une cadence.
Le théâtre appartient aux acteurs.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
C'est sûr. L'artiste a une responsabilité artistique. Il ne doit pas faire des choses ennuyantes, ni des choses seulement pour lui. Je ne crois pas en cela. C'est comme un acte d'amour : on ne fait pas l'amour tout seul - enfin si, mais ce n'est pas si amusant ! (rires) Il faut penser au public. Ce n'est pas pareil que d'essayer de le satisfaire, c'est autre chose. Moi j'aime offenser, non, pas offenser mais utiliser l'humour, des éléments humoristiques : l'ironie ou l'humour noir. Et l'humour n'est possible que si tu offenses quelqu'un, sinon ca n'a pas de sens. Il ne s'agit pas de sortir et de vomir sur le public, lui balancer de la merde, ça c'est facile. Il faut élaborer, et faire que le public se rie de quelque chose qui ne lui plaît pas, faire qu'il rie d'un massacre par exemple, ou d'un viol.
Le politiquement incorrect est artistiquement attractif. Le correct est simplement "correct".

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Mmmmh... plaisir esthétique. Je ne peux pas dire plus. Bien sûr, si à côté du plaisir esthétique vient s'ajouter un point de vue, une question, une information, très bien.
Je crois que le théâtre montre les relations comme elles sont, telles quelles, les relations humaines. Il faut voir du théâtre parce que ce sont des prophéties, des mises-en-garde. Il y a des pièces que tu arrêtes de voir, et ce sont comme des avertissements que tu as arrêté d'écouter, que tu as ratés.
Le théâtre c'est la vie-même, la vie réelle qui représente une vie, qui en apparence est la réelle, puisque c'est la nôtre, mais non, parce qu'on ne dit pas tant de vérités comme le dit le théâtre.

Victor Viviescas, dramaturge, Bogotá

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques phrases ?
Je suis dramaturge et metteur-en-scène. Je donne des cours au sein de l'Université Nationale de Bogotá et j'ai aussi dirigé un projet théâtral qui s'appelle le Teatro breve. Voilà (en français dans le texte, ndlr).

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai d'abord commencé comme acteur il y a un certain temps , puis je me suis tourné peu à peu vers la mise-en-scène. Cela m'a alors paru important d'écrire, de faire une théâtre qui soit plus en rapport avec nous, les Colombiens et plus largement les latino-américains, plus ancré dans notre temps, dans nos problématiques, nos intérêts, nos désirs.

Y a-t-il un thème récurent dans vos œuvres ?
Non. J'ai une vision globale de l'histoire de ce pays, la Colombie, et je constate la présence de la violence, des problèmes d'inégalité très importants, et ce qui m'intéresse, c'est que mes écrits puissent refléter tout cela. Ces éléments reviennent d'ailleurs de manière thématique, à travers la solitude, l'amour et la mort.

Toutes vos œuvres ont-elles été mises-en-scène ?
La majeur partie, oui. Mais il y en a certaines qui sont encore inédites. En Colombie, la tradition veut que la plupart des auteurs soient aussi metteur-en-scène de leur pièces, c'est très commun. C'est d'ailleurs mon cas : j'ai dirigé la plupart de mes œuvres. C'est seulement au cours de ces 10 dernières années qu'il a commencé à y avoir certaines d'entre elles montées par d'autres metteurs-en-scène. Mais ce n'est pas habituel. Il reste seulement quelques pièces qui n'ont pas été montées.

Et elles ont été mises-en-scène en Colombie uniquement ?
Oui. Presque toujours en Colombie. Mais par exemple en 2004-2005, j'ai été au Mexique et j'ai monté une de mes pièces avec un groupe mexicain. En 2007, le Teatro San Martin de Caracas a également monté une de mes pièces, et l'an dernier j'en ai mise une autre en scène à Paris, avec des acteurs colombiens.

Que pouvez-vous nous dire de la dramaturgie colombienne ?
C'est une dramaturgie assez importante, avec un travail d'investigation permanent. Elle va davantage dans le sens d'une réflexion quant aux problématiques que nous vivons. Celles de Colombie, mais en relation avec le reste du monde. Ce n'est pas une dramaturgie qui se ferme à l'étranger, ni aux problèmes colombiens. Elle les observe et tente de rester ouverte aux problématiques de la société d'aujourd'hui. Et à partir de la fin des années '50 jusqu'à la fin des années '70, il y a un travail de création collective très important. Avec l'émergence de groupes, composés d'acteurs, de metteurs-en-scène et de dramaturge, qui ont monté leurs propres pièces, de manière "collective". A partir de la fin des années '80 et tout au long des années '90, il y a eu de plus en plus de dramaturges qui se sont mis à écrire avant, pendant, ou après la création du spectacle. Comme une sorte de responsabilité individuelle pour rendre compte de l'écriture et de la poétique propre à l'art théâtral. Cela permet une grande diversité, et une richesse dans le sens ou chaque dramaturge, chaque groupe, au sein d'une préoccupation globale, se distingue par leur manière d'écrire.

Quelles sont vos influences ?
On ne peut pas vraiment parler d'influences. C'est un terme que je n'utilise pas souvent. Il faut savoir qu'à l'école, il y a un apprentissage théâtral qui puise dans un répertoire "universel" - on dit "universel", mais en réalité il est européen -. J'ai moi-même travaillé comme professeur, et j'exerce maintenant ici, dans cette Université Nationale dans le département de littérature. Et dans le domaine universitaire, il y a une formation théâtrale très similaire à celle qu'on peut trouver à Paris, avec les grands classiques grecs, les tragédies anciennes, le théâtre classique français, mais aussi tout le XIXème siècle : Tchékhov, Ibsen, Strindberg, et le XXème : Brecht, Beckett, Genet et Ionesco. On peut dire que nous avons une connaissance globale de la dramaturgie que l'on appelle universelle, mais qui est en réalité européenne. Et dans ce panorama, certains auteurs marquent plus que d'autres évidemment. Ceux qui m'ont interpellé sont Jean Genet, Beckett et Pinter. Et dans un contexte plus colombien, il y a Enrique Buenaventura, dramaturge très important décédé il y a 4 ou 5 ans, Santiago García, qui continue toujours à mettre en scène et à écrire avec son groupe du Teatro de la Candelaria. Son travail est très honnête, vital, conscient. Voilà plus ou moins les auteurs qui m'ont marqué.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
En tant que créateur théâtral, en tant qu'écrivain, acteur et metteur-en-scène, je pense que le théâtre permet une activité esthétique qui vient d'un engagement éthique avec la réalité. C'est ma manière de voir les choses. Une responsabilité morale, un fondement éthique. Il y a toujours des problèmes qui nous renvoient à l'humanité, aux hommes et aux femmes qui constituent la société d'aujourd'hui.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je pense que c'est un espace pour réfléchir sur ce qui nous arrive. Le théâtre invite le spectateur à réfléchir sur certains aspects du monde qui l'entoure. Mais c'est aussi pour moi un moment de détente. Ce qui me plaît le plus, à moi, dans le théâtre, c'est avoir la place du spectateur. Je connais beaucoup d'artistes qui avouent ne pas supporter les pièces des autres parce que cela les contamine, ou n'est pas à la hauteur de leurs attentes. Moi, au contraire, j'adore me retrouver dans le public, cela m'émeut. Le théâtre est comme une petite boîte à malices. Je regarde le jeu de lumières, les corps, les costumes, le maquillage, la composition des personnages ... c'est un plaisir pour les yeux, voilà ce que c'est. Dans ce sens, le théâtre est une invitation ludique. Qui nous permet aussi d'observer la réalité d'un angle différent.

dimanche 15 février 2009

La compagnie du Teatro R101, Bogotá

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter à tour de rôles ?
- Cecilia Ramírez, comédienne permanente du Teatro R101
- Martha Sáenz, comédienne
- Andrés Angulo, comédien
- Alejandro, musicien au sein de la troupe
- Hernando Parra, directeur artistique du Teatro R101
- Hernán Cabiativa, comédien invité au Teatro R101 (rires)
- Felipe Botero, Hernán est comédien permanent, je précise, et moi aussi.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro R101 ?
Hernando Parra : Le théâtre R101 a été fondé le 11 février 1995. Un groupe d'étudiants de différentes filières, on fait grandir ce rêve lentement, et on fait le projet d'un groupe, d'une institution, d'une salle et d'un siège. Parmi eux Hernán, l'un des membres fondateurs, et d'autres qui appartiennent au groupe mais qui ne sont pas dans cette pièce. C'est un groupe qui avait, et qui a aujourd'hui la sérieuse intention de se consolider comme groupe professionnel. Un endroit où l'on peut travailler tant des pièces d'auteurs étrangers que colombiens, et devenir finalement un groupe de répertoire qui peut accéder à tous types de langages.

Pouvez-vous nous parler de votre pièce, La Bienvenida (de Caryl Churchill, ndlr), pourquoi avoir choisi ce texte ?
Hernando P. : Nous avons mis-en-place un groupe de lecture au sein duquel nous avons lu 60 à 80 pièces par an. C'est un groupe interdisciplinaire, où on ne lit pas seulement en espagnol mais en beaucoup de langues. L'idée était de trouver une pièce qui soit divertissante, qui nous laisse quelque chose. Ces recherches sont généralement assez frénétiques, on ne peut pas dire que le processus soit normalisé ! Mais il arrive qu'on ne trouve pas de pièce, après avoir parcouru près de 90 auteurs. Très préoccupés, on s'est donc donné l'objectif de chercher, et chercher, dans toute la dramaturgie contemporaine. On est tombé sur Caryl Churchill grâce à un petit encart sur internet, de Peter Brook, où il apparaissait qu'il avait monté une pièce de Caryl Churchill, ca nous a interpelés parce qu'il n'a pas l'habitude de mettre-en-scène des auteurs contemporains des vingt dernières années. Qui est Caryl Churchill ? On a investigué jusqu'à trouver cette pièce.

Comment avez-vous travaillé en répétitions ?
Felipe Botero : Ça a été une pièce qui n'a cessé de nous tourner en bourrique, parce que la pièce utilise une forme non-conventionnelle et qu'elle propose des milliers de lectures. Au début on est tombés dans un des pièges, c'est une pièce qui tend beaucoup de pièges. On a commencé à la monter avec la scène finale, ensuite on a ajouté les interruptions. Puis on s'est rendus compte qu'on devait faire quasi le processus qu'avait suivi Caryl Churchill en l'écrivant - c'était comme un "workshop", comme ils ont l'habitude de travailler en Grande-Bretagne - en voyant les acteurs jouer et en les soumettant à diverses interruptions. Qu'est-ce qui se passe si je t'interromps ici ? Qu'est-ce qui se passe si un oiseau géant entre, où je ne sais quoi d'autre ?
Ensuite on a dû commencer - enfin, on a compris très tard qu'on devait se soumettre à ces changements, à ces interruptions. La pièce s'est donc bien moquée de nous au début. Ça a été difficile mais c'est savoureux maintenant d'en être à la deuxième saison, à la demande du public et de se rendre compte que la pièce ne fini jamais d'être prête, qu'il y a déjà des changements par rapport à la première saison.

Pensez-vous que le comédien ait une responsabilité ?
Felipe B. : Oui, il en a une, je crois. Chacun décide si elle est politique, sociale,... Je pense que le travail que nous faisons est humanitaire, parfois. Oui, parce qu'au bout du compte, les gens s'enferment dans une salle de cinéma en sachant que le film est un film d'horreur. La terreur est un sentiment, une émotion horrible, personne n'a envie de le ressentir ! Et pourtant, on va au cinéma pour se faire peur, on va voir L'exorciste, quelle horreur ! Et il se passe la même chose avec le théâtre : c'est comme offrir au public ce que normalement il se refuse dans la vie, où qu'on ne lui permet pas. On ne rit pas dans la rue, on doit aller dans un lieu pour rire, pour qu'on nous fasse rire. Ce n'est pas la mission, le rire, c'est un effet, c'est une conséquence du travail : le rire, les pleurs, la préoccupation, faire penser... je crois que c'est cela, au final. Si une personne s'en va en se disant : "ouf! que c'est dur, que c'est difficile, merci de m'avoir montré.... ma maison", comme c'est le cas avec cette pièce, le travail est accomplie, avec une seule personne.
Hernando P. : Pareil, je pense qu'il y a un grand engagement, un grand engagement qui est celui de dire la vérité, celui d'être honnête avec son travail. Et je crois que c'est plus politique que sortir des drapeaux. Je crois qu'en étant conséquent avec ses principes d'action on offre une éthique, on offre aux gens de multiples possibilités de se voir, de s'analyser. Et je crois qu'il est l'heure maintenant de vous dire que d'être ici unis, pour nous, c'est très gratifiant et que ce n'est pas le groupe complet, il manque plusieurs membres. Sans leurs efforts à eux tous, aussi, on ne serait pas ici en train de donner une interview.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Silence
Hernán C. : La mémoire. Que les gens n'oublient pas d'où ils viennent. La mémoire.
Hernando P. : La rencontre. C'est trop dur en ce moment de rencontrer les gens, et je crois que l'art du théâtre est le seul art "de l'immédiat", qui permet de se rencontrer face à quelqu'un.

samedi 14 février 2009

Santiago García, Teatro La Candelaria, Bogotá

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bien. Je suis le directeur du groupe de la Candelaria, depuis 43 ans. Ce groupe a été fondé en 1966 et c'est toujours moi qui l'ai dirigé. C'est une compagnie stable, avec une moyenne de 15-16 comédiens, et je veille à ce que ce soit fixe, qu'il n'y ait pas sans arrêt des entrées et des sorties. L'autre objectif fondamental, c'est de produire, d'inventer, d'écrire et de représenter nous-mêmes toutes nos pièces. Beaucoup d'entre elles sont de création collective, d'autres sont des propositions individuelles. Je suis directeur de théâtre et comédien, mais ma véritable "fonction" est celle de metteur-en-scène.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai commencé par des études d'architecture, je suis sorti avec mon diplôme, et j'ai travaillé comme architecte. Un beau jour, un maître japonais, Seki Sano, est arrivé de Mexico pour donner des cours de théâtre. C'était un disciple de Stanislavski et de Meyerhold. Il a amené avec lui tout ce savoir, cet enseignement magnifique de la formation de l'acteur stanislavskienne. J'ai commencé à suivre ses cours alors que je travaillais comme architecte, et ca m'a beaucoup plu. A tel point que j'ai lâché l'architecture pour me consacrer au théâtre.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro de la Candelaria ?
Bien. Je suis parti étudier le théâtre en Tchécoslovaquie pendant 3 ans, et à mon retour, j'ai intégré l'Université Nationale pour y diriger un groupe de théâtre. Mais j'ai eu beaucoup de problèmes avec la direction de l'Université, beaucoup de différences, de contre-temps ... donc j'ai décidé, avec un certain nombre de comédiens que j'avais formés au sein de ce groupe (j'y suis resté 3 ans) de partir et de fondé ce que nous avons ici. Cela s'appelait à l'époque la Casa de la Cultura, et par la suite on a changé de nom pour le Teatro de la Candelaria. La Candelaria parce que c'est le nom de ce quartier.

De quoi parlez-vous dans vos pièces, y a t-il un thème de prédilection ?
A nos débuts, on montait des pièces de grands auteurs internationaux, Tchékhov, Shakespeare, mais après 3 ou 4 ans de représentations, on s'est rendus compte que les œuvres qui intéressaient le plus notre public, un public nouveau et jeune, étaient nos pièces, latino-américaines ou colombiennes, celles qui parlaient de problèmes du pays. Et donc à partir de là, on a décidé de monter des pièces de création collective sur les problèmes et les conflits plus spécifiques de Colombie, sans délaisser pour autant les grands enseignements des maîtres de la dramaturgie. Et en effet, avec ces pièces, on a eu beaucoup plus de succès, plus de public, plus de dynamisme, et de cette manière, on a monté 23 pièces durant ces 40 dernières années. 13 d'entre elles sont de création collective, 10 ont été montées à partir de textes écrits par un membre du groupe.

Quelles ont été vos influences ?

Bien, j'ai commencé par travaillé avec Seki Sano la méthode de Stanislavski et de Meyerhold, ensuite lorsque j'ai voyagé en Tchécoslovaquie, puis à Berlin, je me suis mis à m'intéresser à la théorie et à l'œuvre de Brecht. Les premières pièces que j'ai monté ici étaient de Brecht, j'ai monté Homme pour homme et La vie de Galilée. J'ai été grandement influencé par Brecht, mais aussi d'autres grands maîtres de notre théâtre colombien, Enrique Buenaventura, entre autres.

Que pouvez-vous nous raconter de la dramaturgie colombienne ?
On a commencé avec une pièce de notre compatriote colombien Enrique Buenaventura, qui travaillait au sein du TEC (Teatro Experimental de Cali) - Enrique est mort il y a quelques années - C'est l'un des auteurs les plus importants de Colombie. Mais ces derniers temps, beaucoup de dramaturges ont émergé, à Medellín et à Cali, et beaucoup d'entre eux ont leur propre groupe avec leur salle. Ici à Bogotá, on compte 33 salles dont les groupes ont leur propre auteur, leur propre dramaturgie. Il y a des festivals de dramaturgie nationale chaque année et vraiment, comme dans tous les arts, la musique, la peinture, la littérature, ce qui importe c'est l'authenticité et l'invention. On ne peut pas imiter, dans l'art, copier d'autres choses. C'est inadmissible qu'une œuvre d'art soit la copie d'une autre, ni même du même auteur, il doit y avoir un facteur d'invention, d'innovation, d'originalité, et dans ce sens, si nous voulons avoir un art théâtral en Colombie, c'est à nous de le créer.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait un devoir, une responsabilité ?
C'est le cas dans tous les arts. L'art, à l'intérieur d'une culture ou d'une société, doit avoir un engagement bien spécifique, celui qu'il a depuis l'âge des cavernes, depuis le commencement de la création artistique, il doit avoir un rôle de transformation, d'innovation, au sein de la société. Lorsqu'il perd cette fonction-là, il se meurt. Comme en Égypte. En Égypte, il y avait un art très novateur, profondément vital, et tout à coup il s'est mis à tourner en rond, à perdre sa capacité de transformation. Il y a eu un laps de temps prolongé, des siècles où rien ne s'est passé. C'est dans ce sens que l'engagement fondamental de l'artiste est avec la société. Que l'œuvre puisse garder ce caractère transformateur et revitalisant, sur la mentalité culturelle de n'importe quel endroit. S'il perd cette caractéristique, il perd de la valeur. Il y a eu une époque où l'art de notre pays venait d'avantage de l'extérieur, d'Europe, de France, des États-Unis, d'Angleterre. Bien qu'il ait été de qualité, ce n'était pas quelque chose qui nous était propre, il a donc disparu.

Que pensez-vous que l'art puisse apporter aux gens ?
Je pense que tout art contribue à ce que le public transforme sa manière de penser. Je parle de transformation à tous les niveaux de la société, même économique. Celle de la vision que les gens ont de leur réalité, réalité intime, privée. L'engagement de l'artiste est d'influencer les gens que cette évolution ait lieu. Depuis toujours, dans l'histoire de l'humanité, les artistes et l'art en général ont compté dans la transformation des mentalités, des comportements, des relations sociales, au sein de toutes les sociétés.

mardi 10 février 2009

Enrique Lozano, dramaturge, Bogotá

Pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bien, je m'appelle Enrique Lozano, je suis dramaturge et je fais aussi de la mise-en-scène. J'ai une compagnie à Cali (Cualquiera Producción, ndlr) avec laquelle j'ai travaillé sur sept pièces. Là je viens de rentrer, cela faisait 5 ans que je vivais hors du pays, donc je suis tout juste en train de me repérer dans le milieu colombien.

Tu vas rester à Bogotá ?
Oui, je vais y rester.

Comment t'es venue l'envie d'écrire pour le théâtre ?
Franchement, c'est un peu par hasard, parce que j'écrivais des romans. Mais je commençais aussi à écrire pour le cinéma. Et dans le processus d'écriture pour le ciné, j'ai vu qu'il y avait un concours, à Cali, pour écrire une pièce de théâtre et j'ai essayé de faire l'expérience de traduire le scénario que j'étais en train d'écrire en langage théâtral. Et cette pièce a gagné un prix, un metteur-en-scène m'a contacté, j'ai donc voulu apprendre plus et je n'ai jamais arrêté d'écrire pour le théâtre depuis.

De quoi veux-tu parler dans tes pièces ? As-tu un thème de prédilection ?
Je crois que ça dépend, et que ça a changé au cours de mon œuvre. Au départ, ça me plaisait beaucoup de travailler sur le local, sur ces personnages de Cali qui, à cette époque, gravitaient dans le milieu des narcotrafiquants. Ma première pièce parle de quatre narcotrafiquants persécutés par le gouvernement qui se font braqueurs de banque. Il s'agissait donc de travailler sur ces personnages qui, à cette époque, perdaient le contrôle de la ville. Mon intérêt était très local.
Plus tard, je pense que quand j'ai quitté la Colombie, cet éloignement de l'environnement dans lequel je baignais a fait que tout a changé. Et je crois que, d'une certaine manière, il y a un thème qui m'a toujours poursuivi, c'est tous ces personnages qui sont en marge de la société, ou de la société légale, comme les narcotrafiquants, pareil les guérilleros. C'est-à-dire les figures qui travaillent dans l'illégalité, qui entourent notre société, et les raisons pour lesquelles ils en sont arrivés là. Je crois que c'est quelque chose qui me hante : qu'est-ce qui fait que j'abandonne la légalité et que je dépasse la frontière pour braquer une banque, défendre un idéal ou pour envoyer 1kg de cocaïne aux États-Unis ? Qu'est-ce qui fait que je mets le pied hors de la légalité ? Je crois que ce thème me hante.
Après, en étant en-dehors, je crois que j'en suis venu à revenir un peu à ma vie personnelle et je crois que c'est par-là que je me dirige en ce moment. Comment était le monde quand j'étais petit, le monde dans lequel j'ai grandi ? Et être là-bas, ça m'a permis de prendre de la distance avec ce contexte que je veux retourner visiter maintenant.

Toutes tes pièces ont été mises-en-scène ?
Non, pas toutes. J'ai eu 10 mises-en-scène, et 5 qui n'ont pas été éditées.

Et toujours à Cali ?
A Cali, principalement, oui. Il y en a une qui est allée à Buenos Aires, et une autre en Australie à Sydney. C'était une lecture dramatique, pas une mise-en-scène.

Que peux-tu nous dire de la dramaturgie colombienne ?
Je crois que c'est une dramaturgie en développement, la dramaturgie colombienne, parce qu'il n'y a pas eu une tradition théâtrale comme celle qu'il y a en Argentine ou au Mexique. Ici c'est beaucoup plus récent et notre dramaturgie est encore liée à une génération qui, aujourd'hui - ses représentants sont en train de se retirer ou de mourir comme Enrique Buenaventura. C'était une génération qui était très liée au théâtre politique, au théâtre engagé à gauche. Il y a le Teatro de la Candelaria ici à Bogotá par exemple. Je pense que cette génération a encore beaucoup d'influence, que ce soit par association ou par contradiction pour les auteurs d'aujourd'hui.
Je ne sais pas vraiment, parce que la Colombie est un pays très divers, la Colombie est un pays de régions très très isolées les unes des autres. Je ne pourrais donc pas faire un diagnostique de la dramaturgie colombienne en général. Mais je sais qu'il y a une génération de dramaturge comme Santiago García, Enrique Buenaventura, Gilberto Martinez à Medellín qui ont éduqué les générations postérieures. Je crois que ma génération est une génération qu'on pourrait considérer comme déjà en-dehors de l'orbite de leur influence. Je crois que ma génération est la première qui n'ait plus réellement de dette aussi directe envers ces grands maîtres.
Je pourrais parler de Cali. Il me semble qu'à Cali aujourd'hui, il y a beaucoup de jeunes dramaturges, et le problème, c'est qu'il y a plus de dramaturges que de compagnies, il me semble. Il y a beaucoup de gens qui écrivent, mais il y a très peu de possibilités de mettre-en-scène ce qui s'écrit. C'est dû au fait qu'il y ait trois écoles de théâtre pour une ville qui n'est pas si grande, il y a deux millions d'habitants à Cali. Mais il me semble que c'est quelque chose de positif et que c'est quelque chose qui va changer, qui est en train de se développer. Le fait qu'il y ait trois écoles va permettre qu'il y ait plus de compagnies stables, à long terme.

Penses-tu que le dramaturge ait une responsabilité ?
Oui, je crois que le dramaturge a beaucoup de responsabilités. La première avec son travail, son métier. Il me semble que, dans un milieu comme le nôtre, où il n'existe pas de formation dramaturgique académique, notre première responsabilité en tant que dramaturge dans ce pays, c'est de former, d'apprendre le métier. Parce que c'est quelque chose qui s'est toujours fait à l'intérieur des compagnies, par exemple la génération de Santiago García et Enrique Buenaventura, ils se sont formés avec leur troupe de théâtre. Aujourd'hui, il me semble qu'il y a plus de possibilités de chercher une formation académique, ici ou ailleurs.
Il me semble donc que la première responsabilité du dramaturge c'est de se former dans son métier. Puis vient la responsabilité sociale, il me semble que le dramaturge en a une, aussi. Mais que c'est une responsabilité sociale différente de celle qu'on trouve dans le théâtre politique traditionnel. Ce n'est pas que je vais changer le monde avec mes écrits, mais que... - pour moi la responsabilité réside dans le fait qu'il y a quelque chose que je veux dire du monde, et ma responsabilité, c'est de le dire.

Pour finir, que penses-tu que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je pense que ca dépend des gens. En ce qui me concerne, je serais content... ou plutôt, il y a quelque chose qui me plaît beaucoup dans le fait de faire du théâtre en Colombie, c'est de montrer au public qu'il est possible de faire du théâtre en Colombie. (rires)

Carlos Zatizabal, Rapsoda Teatro, Bogotá


Tout d'abord pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Bien. Je fais partie de la Corporacion Colombiana de Teatro, dont voici le siège (il montre autour de lui), il s'agit d'une organisation faite par les artistes de théâtre colombiens. Cette année, la Corporacion fête ses 40 ans. Je travaille ici depuis environ 18 ans, et durant tout ce temps j'ai participé à la plupart des activités du groupe, l'organisation de festivals par exemple : El Festival de Mujeres en escena, El Festival de Teatro Alternativo ... on organise des rencontres en rapport avec la culture colombienne, son conflit, cette guerre qui persévère dans le pays depuis un certain temps. Et pendant ces années de travail, on a aussi monté une pièce qui a eu beaucoup de succès, en Colombie et à l'étranger, "El Opera-rap", comme certains de nos jeunes rappaient. C'est à partir que ça qu'on a fondé El grupo Rapsoda, dont Patricia et moi sommes les directeurs. La compagnie fête ses 15 ans. Certains de nos textes ont été écrits par Patricia et moi, et on a été inspiré par le projet de création collective d'Enrique Buenaventura.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Bien. Depuis tout petit. Parce que j'ai eu la chance d'avoir une tante qui a été la femme du frère d'Enrique Buenaventura, et de ce fait, j'allais déjà au théâtre étant gamin. J'ai connu le théâtre expérimental de Cali (TEC, ndlr), Enrique, et beaucoup de gens de théâtre de Cali. Je suis de là-bas. Chez moi, il y avait beaucoup d'artistes, surtout du côté de mon père, des musiciens, des danseuses, les sœurs de mon père, mon père aussi était un peu artiste. Donc c'est pour ça... ensuite ça a été mon tour.

Comment travaillez-vous au sein du groupe ? Vous ne faites que de la création collective ?
En général, tout commence là, oui. Car finalement, ceux qui se retrouvent à jouer une situation face à un public, ce sont les acteurs. Le travail que nous faisons, celui de mettre en scène, d'écrire, de composer, est différent du travail de comédien, car nous, on intervient pendant les répétitions, pendant la "préparation" du spectacle. Mais on ne peut pas, sous prétexte de création collective, éliminer certains rôles. Il est nécessaire d'avoir un œil extérieur, une direction d'acteur, un représentant du public. De personnages plus spécialisées dans certaines choses. Pour la création musicale, par exemple, la musique n'intéresse pas tout le monde, ce qui motive c'est la perspective de l'invention, donc il faut quelqu'un qui aide à la direction musicale, et travaille avec les acteurs. Parfois c'est l'un des membres du groupe, parfois non. Ça dépend. De même que l'écriture des textes, très souvent, se fait au fur et à mesure des improvisations des comédiens. Mais il faut souvent un certain talent, une poésie, pour parvenir à effectuer ce travail-là. Toujours en accord avec les acteurs, tester sur scène, ce qui fonctionne le mieux, utiliser ce mot plutôt qu'un autre. Pour ce qui est de la stucture du spectacle, on part souvent d'une pièce qui a déjà été écrite, par l'un d'entre nous, ou de la pièce d'un dramaturge. Par exemple, l'un des spectacles que l'on eu au répertoire : Guadalupe años cincuenta, est une pièce du Teatro de la Candelaria, écrite par l'ensemble du groupe. Nous n'avions plus qu'à la monter. Et au sein de notre compagnie, c'est pareil : je suis dramaturge, Patricia aussi. La pièce que je vous invite à voir Jeudi, Olimpia, comporte certaines scènes écrites par Patricia elle-même, d'autres par une dramaturge espagnole, Margarita, et une dramaturge argentine, dans une autre adaptation : Olimpia o la pasión de existir. Donc à partir de ça, d'une mise en espace, d'une structure de scène, les comédiens ont improvisé, proposé des choses, etc ... c'est comme ça que ça a commencé. Il y a beaucoup de manières d'appréhender le travail de création collective. Mais ce qui est toujours présent à l'esprit, c'est le fait de reconnaître l'acteur comme étant le poète de la scène. C'est sur lui que repose le jeu du spectacle, la relation avec le public, finalement. Donc ce que l'on travaille le plus dans la création collective, pour répondre à ce jeu, c'est l'improvisation. Le comédien sur scène, durant la représentation, doit parfois réagir en fonction de ce qui se passe dans le public, jouer avec, le prendre en compte sans être déstabilisé. Si un chien débarque sur le plateau, qu'est-ce que tu fais ? (rires)

Et combien de temps durent les répétitions généralement ?
C'est pareil. Il n'y a pas de durée définie. Du genre :"En deux mois on boucle les répétitions". Ça dépend. Si la création collective part du groupe, de ses questionnements, de ses centres d'intérêt, ça prend parfois du temps. S'il n'y a aucune proposition par exemple, s'il y a seulement le désir de monter une nouvelle pièce, il faut commencer par se demander ce que l'on veut, qu'est-ce qui nous préoccupe, et qu'est-ce qui préoccupe le public, aussi. Observer ce qui se passe dans le monde, au sein de son pays en particulier. Débusquer tout cela demande une investigation à plusieurs niveaux, culturel, poétique, politique, théâtral... et lorsque l'intuition de ce dont on pourrait parler se développe après plusieurs réunions, on peut commencer les improvisations, pour explorer l'inconscient du groupe, son désir. Et trouver quelque chose. Le thème qui nous intéresse. Ça, c'est l'une des manières de procéder. C'est assez long, ca peut durer deux ans. L'autre façon de faire, c'est quand le groupe dispose d'un dramaturge et que celui-là propose des textes. Cela économise beaucoup de temps. C'est un point de départ plus avancé dans le sens où celui qui écrit s'est déjà préoccupé des intérêts du groupe. Cela dit, la construction des images théâtrales, des actions, des regards, des mouvements, demande elle aussi beaucoup de temps. Improviser, essayer, chercher, de manière expérimentale. C'est une autre manière de faire du théâtre. Le rôle du metteur-en-scène, du dramaturge, est minime, dans le sens où l'on a pris conscience que le grand pouvoir du spectacle surgit dans la pratique. De la proposition de l'acteur. Même si le metteur-en-scène et le dramaturge interviennent dans cela aussi. Cette pièce que j'ai écrite, c'est à force de l'essayer sur scène que j'ai vu ce qui n'allait pas, que j'ai changé le texte.

Pensez-vous que l'artiste ait une responsabilité, un devoir ?
Mais comme tous les citoyens, non ? On ne vit pas en dehors d'une ville, d'un pays, ou du monde. Et en général, les artistes, par leurs questionnements, leur manière de faire de l'art, sont toujours en relation avec un public, avec les intérêts des gens. Ce sont nécessairement des préoccupations d'ordre politique et social dans le sens large du terme. Tu ne peux pas parler de quelque chose qui ne fasse pas partie de notre univers. Parce que sinon tu ne te fais pas comprendre (rires). Enfin, certains font a, mais leur travail est parfaitement hermétique et obscure. Personne ne comprend, ça ne raconte rien. C'est un art vide. Mais ça existe. Le marché actuel encourage cela. Il y a certaines structures mercantiles qui cherchent à créer un vide dans l'âme collective et dans le cœur des gens. Mais ce n'est pas notre cas. On a conscience du fait que notre travail est dirigé vers un public particulier, celui qui côtoie notre théâtre, le public de cette ville, de ce pays. Ce qui se passe ici nous préoccupe beaucoup.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Bonheur, joie et réflexion. Dans le fond, c'est pour s'amuser, se divertir. Mais dans le cas de notre théâtre, on cherche à faire rire de nos propres conflits. Pour mieux les comprendre. A travers la réflexion musicale, théâtrale, corporelle, on crée des questionnements. Il ne s'agit pas de résoudre un problème, mais de poser des questions. De manière plus allègre, car ca ne touche plus seulement la raison mais l'humain dans son intégralité. Cela produit une pensée heureuse. Même si les histoires que nous proposons sont parfois très douloureuses, il y a de la joie à comprendre.

vendredi 6 février 2009

Críspulo Torres, Teatro TECAL, Bogotá

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Mon nom est Críspulo Torres, je suis directeur de théâtre depuis plusieurs années, du théâtre TECAL ici à Bogotá. C'est une compagnie qui fait du théâtre dans les espaces ouverts, et dans cette salle.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai commencé à faire du théâtre au collège. Très jeune. Un professeur en lien avec le Teatro de la Candelaria est arrivé, un acteur. On était très jeunes mais on a commencé à former des troupes et à faire du théâtre, au collège. Et quelques années plus tard, on a formé cette compagnie. On voulait former une troupe, comme tout le monde le faisait à l'époque, dans les années '80.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro TECAL ?
Le TECAL naît avec ce maître de La Candelaria, des amis, des intégrants du collège et quelques amis du quartier. On a mis en place des ateliers et le théâtre s'est mis en place ainsi. Nous étions alors en relation avec une organisation ouvrière, syndicale qui était très importante. Cette organisation nous a prêté sa salle, et une cave, un espace pour mettre toutes nos affaires et un bureau. En échange, on présentait une pièce à leurs affiliés tous les 8 jours. et on organisait des ateliers pour les enfants. C'est comme cela qu'on a commencé, en lien avec la Corporation Colombienne du théâtre qui réunissait alors les compagnies du pays.

En quelle année a-t-il été fondé ?
Le TECAL a émergé en 1981.

Comment travaillez-vous au sein du Teatro TECAL ?
Notre école est celle qu'on appelle le Nouveau Théâtre Colombien. C'est une école qui se base sur le concept de l'improvisation, nous créons nos propres spectacles , c'est comme une obsession. Parce que la dramaturgie colombienne était très réduite, il y avait très peu de choses. Il a donc fallut tout inventer. En plus, les œuvres existantes ne disaient pas non plus ce que nous voulions dire. Il s'agissait donc de faire un théâtre colombien, qui tente de réveiller notre compréhension des choses. L'improvisation, donc, non pas comme résultat final - on a jamais improvisé un spectacle - mais comme technique de laboratoire, comme un outil qui nous aide à créer, ou à trouver un personnage, ou à trouver des propositions de mise-en-scène. C'est un outil très important.

Est-il difficile de développer une compagnie comme celle-ci en Colombie ?
Très compliqué. À cette époque, dans les années '60-'70, on baignait dans l'utopie, le rêve, les discours de paix... l'utopie. "On peut être heureux, on peut être égaux", tout cela est arrivé tard en Colombie - dans les pays du tiers-monde, tout nous arrive tard et à l'envers.
Beaucoup de compagnies sont apparues dans les années '80, qui se sont mises à faire du théâtre dans la rue par exemple, quand socialement cela n'avait jamais été vu ! Mais c'était super ! C'était comme une sensation de liberté, comme la sensation de pouvoir être dans la rue, de partager dans la rue. de découvrir nos rues. Parce que les rues de Bogotá, cycliquement, sont entre les mains de la peur. La campagne est entre les mains de la peur, mais les rues de Bogotá, par époque. Quand on a peur de sortir, comme si les rues n'étaient pas pour nous. Et nous, jeunes, on a voulu dire : "Non, la rue est à nous !", nous réapproprier nos rues par le théâtre.
Mais c'est très compliqué, c'est super, mais il faut des moyens économiques. Rêver demande des moyens. Et plus on a de moyens, plus on peut rêver. Quelqu'un a dit que l'argent ne faisait pas le bonheur mais qu'il donnait une sensation semblable, non ?
On est parti de rien, on faisait tourner le chapeau. Bien sûr, on ne vivait pas des bénéfices du chapeau, parce qu'on ne peut pas vivre de ça, on peut survivre, mais pas vivre. Mais la rue nous a permis de connaître beaucoup de monde, de faire connaître notre travail. Et là sont arrivés des professeurs, des dirigeants syndicaux et c'était un lieu... comme si notre bureau, c'était la rue, et ça nous a mis en relation avec beaucoup de monde.
On a vraiment commencé de zéro. Et c'était très dur parce qu'au sein de nos familles, ils ne comprenaient pas qu'on veuille faire du théâtre. "Que voulez-vous faire ?" "De l'art" Et la famille pensait : "bon, il veut être musicien, ou peintre". Mais acteur de théâtre ! Ils ne comprenaient pas. Et en plus, on voulait faire du théâtre dans la rue. Ils pensaient qu'on était fous ! Socialement, très difficile, mais on était heureux !
L'État nous a très peu soutenus, jusqu'à il y a 15-20 ans, quand a commencé à naître le concept de "culture". Jusqu'à il y a peu, les concepts de "théâtre", et de "soutien" - parce que finalement ils pensent que financer la culture, c'est restaurer les monuments, ou organiser de grands évènements mais ils ne se rendent pas compte qu'il est important de soutenir les êtres vivants, ceux qui travaillent jours après jour. Et ce genre de théâtre, qui n'a pas uniquement de but commercial, a besoin d'un financement. Parce que c'est un laboratoire.
Ça a toujours été difficile, en plus avec la situation politique du pays qui nous affecte. Parce que la guerre colombienne, c'est une guerre chère. Cette guerre avale la majorité du budget de l'État, parce qu'il faut payer l'armée, la défense, les déplacés, les blessés, tout cela qui avale plus de 60% du budget national. C'est de la folie. Et les 40% restants, c'est pour le fonctionnement, donc pour la culture, il reste très peu, du 1% consacré à l'éducation, il doit rester 0,0001% pour la culture. Donc oui, c'est difficile.
Mais on est heureux, parce qu'on peut parfois descendre le Río Bauce - des paysans nous engagent pour aller dans la forêt amazonienne un mois, pour faire des représentations tous les jours, de village en village, où on est confrontés au public, aux enfants, aux indigènes, à cette pauvreté, à ces gens à qui il ne parvient rien. Et là on se dit que ca vaut la peine, que ça a du sens, une raison d'être. Quand on arrive, dans les villages où règne la peur - on dit qu'il n'y a rien de plus suspect en Colombie qu'un village en paix. Parce que c'est une paix qui a été imposée. Les gens vivent en paix, mais une paix feinte, les gens ne la ressentent pas. À Bogotá non, on est tous heureux, mais il y a des petits villages autour de Bogotá où c'est comme ça - quand on arrive avec le théâtre dans ces lieux, c'est super de voir comme le théâtre permet... comme un évènement qui rompt le quotidien, qui leur donne une raison d'être, qui génère de la confiance, et fait parler et sourire les gens, les relaxe et les fait dialoguer. Ce que la guerre affecte le plus, c'est la possibilité de dialoguer. Le théâtre c'est donc parfois comme un "détonateur" qui permet que les gens parlent entre eux.
On est allés dans tous les coins de Colombie, dans les lieux de guerre, dans les lieux de paix, dans les lieux difficiles. Pour essayer de faire quelque chose d'utile. Même si je ne crois pas que l'art soit très utile.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui. Je crois que l'artiste a une responsabilité sociale très forte qui est de faire du bon théâtre. Plus on fait du bon théâtre, plus c'est socialement utile. Ce n'est pas tant ce qu'on raconte, ce qu'on dénonce, mais être un bon artiste. Parce que c'est notre langage. Sinonon ferait un autre métier : homme politique, journaliste, autre chose. Mais si on travaille avec l'art, il est de notre devoir de trouver des formes, des contenus qui nous permettent de nous exprimer et qui nous ressemblent.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je ne sais pas... c'est difficile. Parfois on se dit : " Que peut une pièce de théâtre contre un fusil ? Que pourrait-on faire de mieux ?" Je dirais que ce n'est pas beaucoup, ce que peut apporter le théâtre. Mais c'est comme une sensation.
Quand on va jouer dans les villages, ou même ici à Bogotá, si c'est une bonne pièce, qui dit des choses, les gens... peut-être que ça ne change rien, ça ne leur fait rien immédiatement. Mais ça leur laisse comme une résonance, comme des échos qui restent, où il est possible que nous puissions être différents. C'est comme une sensation. Une sensation de : "Ce serait bien, ce serait chouette d'être autrement". Un pays uni, avec d'autres opportunités. Et ce n'est pas que nous sommes mauvais, comme ce que nous avons tendance à croire nous-mêmes. On est enfermés là-dedans et on n'a pas été capables, en tant que citoyens et en tant qu'habitants de ce pays de faire que cela change. Et ca fait plusieurs années. Parfois, nous les Colombiens, on pense qu'on est mauvais. Mais qu'as-tu fait ? Qui as-tu tué ? Personne. Qui as-tu volé ? Personne. Vous connaissez quelqu'un qui a tué ou volé ? Non. Non. On n'est pas mauvais. C'est un pays qui mérite une meilleure opportunité. Parce qu'il est créatif et, vous avez dû vous en rendre compte des richesses que contient notre pays, c'est vert, d'un vert de toutes les couleurs comme on dit. On compte 14-15 verts. À n'importe quelle porte de la ville on trouve des forêts, du vert, du désert, des fleuves,... Et les gens, non ? Les gens sont chaleureux, créatifs, rêveurs. Mais on ne parle pas de ça aux nouvelles. Les nouvelles ne parlent que de la guerre, ca fait beaucoup plus de bruit que n'importe quoi d'autre.
Le théâtre laisse une sensation qu'on ne peut pas expliquer. Ce n'est pas que l'art change les gens, je ne crois pas à cela, mais il peut nous donner la sensation, la possibilité de rêver en commun, même si la réalité nous réveille. Mais c'est génial de rêver, ce serait bien de pouvoir être différents et qu'aux nouvelles on parle du théâtre et de l'art de ce pays et pas que des choses terribles : la guerre et la guerre et la guerre et la guerre. C'est un des commerces les plus fructueux de la Colombie : la guerre. Beaucoup vivent de cela : la presse vit de la guerre. L'armée, quand elle est en guerre, gagne trois fois plus, la politique profite de la guerre.
Ce qui donne le plus de revenu à ce pays, je ne crois pas que ce soit la coca, ni le café, mais la guerre. Beaucoup d'artistes aussi vivent de la guerre. De quoi va-t-on parler, si la guerre s'arrête ?
Parfois en Europe ou aux États-Unis, ils nous voient comme ça : si on arrive avec une pièce de théâtre qui ne parle pas de la guerre, ça ne les intéresse pas. "Vous venez d'où ?" "De Colombie" "Ah! Vous allez parler de la guerre"... "Non, on va parler d'autre chose" "Ah non, non". On est stigmatisés, comme si la Colombie ne générait qu'un art de la guerre. Ici il y a aussi des gens qui vivent, qui créent, qui aiment, qui s'amusent malgré tous les traumas d'un pays qu'on appelle du "tiers-monde".

mercredi 4 février 2009

Marian Morillo, la Espada de Madera, Quito

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Marian, j'ai 19 ans, je fais du théâtre depuis que j'ai 15 ans, je suis arrivée ici il y a à peu près 4 ans, c'est ma cinquième année au sein du groupe, à la Espada de Madera, et ... voilà ! Je fais du théâtre et des marionnettes.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
C'est bizarre en fait, parce qu'un jour je me suis réveillée en me disant :"Bon, j'ai besoin de quelque chose de différent, je veux faire du théâtre." Je n'y avais jamais pensé avant, même pas en rêve, c'est plus arrivé comme une nécessité. De faire quelque chose de différent, quelque chose de spécial. Alors j'ai commencé à chercher, chercher, chercher, jusqu'à ce que j'atterrisse ici, a la Espada de Madera. J'ai terminé le lycée il y a un an et demi, en fait.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de la Espada de Madera ?
Oui. La Espada est née avec Patricio Estrella, qui est le directeur, et Pépé, un des membres du groupe. Ils sont en quelques sortes, les deux pilotes de la compagnie. Ils sont allés étudier en France, avec le maître Antonio Díaz-Florián, qui dirigeait l'Epée de bois là-bas. Ils y ont monté une pièce, El Dictador, et Antonio leur a donné son accord pour monter l'équivalent de l'Epée de bois, ici, à Quito. Le groupe va avoir 20 ans cette année. Il y a 20 ans, donc, ils sont revenus en Équateur pour voir des ateliers et débusquer des jeunes artistes, déjà engagés dans leur travail. Ces jeunes ont tout laissé derrière eux pour se consacrer au groupe : la famille, l'université, les amis. Et à partir de là, la Espada a commencé à monter des spectacles. On compte aujourd'hui près de 16 pièces à notre répertoire.

Et vous faites seulement des marionnettes ?
Non, le groupe travaille avec des marionnettes, mais aussi seulement avec les comédiens. On a beaucoup de pièces sans aucune marionnette. On fait aussi du théâtre d'objet, c'est à dire que si tu mets quelque chose sur scène, une chaise par exemple, elle doit être considérée comme un acteur en plus sur le plateau. On doit s'en servir pour transformer l'histoire, pour mettre en place une situation, créer un espace, etc ...

Et c'est vous qui faites tout, les marionnettes, etc ... ?
Tout. Absolument tout. Les costumes, les décors, les marionnettes ... tout. Le directeur, Patricio, écrit, dirige, met-en-scène. Il propose un thème, nous dit :"Voilà ce que je veux" et on commence à improviser à partir de ça. Le travail progresse comme ça, la pièce se met peu à peu en place. On met environ un an à préparer une pièce, à la sortir, à tout construire, à tout élaborer. On a un atelier dans lequel on fait tout. Charpenterie, électricité, lumières, costumes ...

Vous réussissez à en vivre ?
Oui. Si tu travailles bien, si ton travail est de qualité, tu peux vivre du théâtre. Etsurtout au sein de la Espada, qui est un groupe qui se consacre à 100% au théâtre. Comme beaucoup de groupes ici. Ils ne font rien d'autre que du théâtre, 24h/24. Cela implique d'être en recherche constante de propositions, de salles, etc... on peut donc en vivre, si on le fait bien et dignement.

Et le public vient nombreux voir vos spectacles ?
Oui, ça marche bien. Ici, on a une salle à disposition, mais beaucoup de nos pièces n'entrent pas dedans. Donc il faut trouver d'autres endroits.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait un devoir, une responsabilité ?
Je crois que oui, c'est pour ça qu'on fait ça. D'ailleurs encore plus que de faire quelque chose, le théâtre nous aide, l'art en général, quoique ce soit, peinture, musique ... cela peut aider à humaniser l'individu. La société est en perpétuel combat, elle brasse tellement de choses ... alors si tout à coup quelqu'un s'arrête, l'espace d'un instant, et touche autrui de manière infime, il peut se passer quelque chose, il peut humaniser cette personne. Notre mission c'est d'arriver à toucher cette part en chacun de nous parfois presque inaccessible, vierge de tout enseignement scolaire ou autre, de réveiller la sensibilité de gens, de les confronter à eux-même, de leur présenter un possible reflet de ce qu'ils sont dans ce que nous faisons. L'une des choses les plus chouette, lorsque tu vas voir un spectacle de marionnettes, c'est de te reconnaître dans les pantins, et rire de ta condition humaine. C'est d'ailleurs comme ça qu'on travaille avec ces marionnettes, comme des clowns, que l'on rend plus comique, plus absurde ... et permettre à chacun d'en rire. Et l'espace d'un instant, se laisser aller, oublier qu'on est venu au théâtre, oublier son portable, oublier le monde alentour, se déconnecter. Tout en prenant conscience de certaines choses, de soi, du monde dans lequel on vit.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Il me semble que les gens sont terriblement stressés. Alors s'ils viennent un moment et arrivent à rire, c'est déjà ca. De même pour les enfants. Mais encore plus pour les adultes. Les gens croient que les marionnettes sont faites pour les enfants, mais en réalité elles ont été créées pour les adultes. Mais au final nos spectacles sont tout public. Et les adultes rient beaucoup plus que les enfants. S'ils peuvent se libérer de leur stress pendant une petite heure, c'est déjà très bien !

mardi 3 février 2009

Guido Navarro, Teatro del Cronopio, Quito

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Voyons, je suis Guido Navarro, acteur et directeur du Teatro del Cronopio, un groupe qui travaille autour de ce qu'on appelle le théâtre du geste. Cela fait 27 ans que je fais du théâtre en Équateur et à d'autres endroits. J'ai fait des études au niveau universitaire et des ateliers avec plusieurs professeurs du monde entier et j'ai suivi pendant deux ans une école professionnelle à Rome.
Cela fait environ deux ans que nous développons une expérience pédagogique aussi et que nous mettons en place une compagnie-école, ou une école-compagnie, un peu inspirée de la Commedia dell'Arte - où l'acteur entrait apprendre son métier directement au sein des compagnies.
Le Teatro del Cronopio est une troupe qui travaille en relation avec d'autres espaces, d'autres territoires de la ville, d'Équateur et d'Amérique latine au niveau des ateliers, des expériences collectives, des collaborations, d'échange d'expériences non seulement théâtrales mais aussi d'expériences de vie. Il y a d'ailleurs une "route d'échange" entre la Colombie et l'Équateur, de plusieurs compagnies : Bogotá-Cali-Quito et on espère étendre cette année la "route d'échange théatrale" entre le Pérou, l'Équateur et la Colombie. On espère qu'elle s'étendra un jour du Mexique jusqu'au sud du Chili et de l'Argentine et que les acteurs pourront voyager de troupe en troupe, se présenter et partager.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
A moi ? A moi ??? L'envie de faire du théâtre ? C'était une période en Amérique latine, dans les années '70-'80, où les jeunes nous avions une réflexion assez dirigée vers la gauche, vers la révolution. Nous trouvions que les langages, certains espaces politiques étaient épuisés. Il y a donc eu des processus plus proche de la création collective, vers un théâtre qui cherchait le changement social, un théâtre avec des éléments de la culture populaire, pas seulement d'Amérique latine mais du monde entier. A cette époque, j'ai commencé à étudier la peinture, le dessin, un peu de littérature et, en ces circonstances, j'ai fini par être invité à jouer au sein d'un groupe de théâtre. J'ai alors commencé à étudier le théâtre, la mise-en-scène, la pédagogie et je m'y suis mis a fond. J'ai fait d'autres choses, mais...
Au niveau groupe, au début des années '80, j'appartenais à un groupe d'anarchistes. On a fait beaucoup d'expériences qui nous ont permis, à travers l'art, d'avoir une idée plus claire de ce qu'on voulait réellement, au-delà de la gauche, au-delà de la politique : comprendre les cultures populaires d'Amérique latine.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro del Cronopio ?
Le Teatro del Cronopio. Voyons... quand je suis allé en Europe, au milieu des années '80, j'ai eu une expérience avec le Patio de Comedia, on a fait une pièce que je joue encore depuis 15 ans, non, ça fait 18 ans ! Ça fait 18 ans que je la joue et le théâtre est toujours plein, pas loin de 1800 représentations.
Petit a petit, beaucoup de personnes se sont jointes. En même temps, j'avais l'idée de réaliser une pratique théâtrale plus... plus proche de ce que j'avais développé en Italie. Et, en 1991, j'ai créé un spectacle de clown. Ce n'était pas encore sous le nom du Teatro del Cronopio, parce que comme j'étais seul, je travaillais juste en tant que Guido Navarro. Mais en 1992, si je ne me trompe pas, une actrice espagnole est arrivée, un ami avec qui je travaillais avant est revenu du Mexique et Pilar a insisté pour que nous nous appelions le Teatro del Cronopio. Elle s'identifiait beaucoup au mot "cronopio" parce que les "cronopios" sont un type de personnages - Julio Cortázar (auteur argentin, ndlr) divise poétiquement l'humanité ainsi : espoir, réputation et "cronopio" - ceux de l'espoir sont ceux qui soupirent, les romantiques, ceux qui attendent des changements, ceux qui subissent. Réputation, ce sont ceux qui réussissent, les entrepreneurs. Et les "cronopios" sont ceux qui ne s'installent nulle part, toujours distraits, qui se trompent, qui s'endorment dans un hôtel et se réveillent dans un autre, qui ratent l'avion, ils sont un peu stupides. Et mon amie Pilar est exactement comme cela : elle demandait où était sa cigarette alors qu'elle était en train de fumer, elle demandait où étaient ses lunettes alors qu'elle les avait sur sa tête... C'est pour cela qu'on s'appelle Teatro del Cronopio.

Pourquoi avoir choisi de faire du théâtre du geste ?
Ce n'est pas vraiment un choix volontaire, cette technique. Dans un pays où il n'y a pas d'auteur dramatique, où il n'y a pas de gens qui écrivent du théâtre - il y a un courant, je veux dire, 2 ou 3 dramaturges - c'est un phénomène latino-américain, surtout en Équateur, en Bolivie et au Pérou où, dans les groupes de théâtre, on travaille tous les éléments, et aussi la dramaturgie. Les stratégies pour créer une dramaturgie, tout ce qui forme la base du théâtre gestuel - terme assez ambigu d'ailleurs, mais ça vient de France, j'aurais préféré qu'il y ait une autre façon de cataloguer cette forme théâtrale, théâtre populaire, traditionnel,... - mais ça vient avec cette étiquette de théâtre "gestuel". L'unique différence c'est que la forme créative part d'une structure et non d'un texte, c'est tout. On travaille avec des masques, des pantomimes, des mimes-parlants, avec les bandes dessinées,... une série d'éléments qui forment les outils-mêmes de cette école en France mais qui sont réellement des principes du monde entier. Donc, dans notre stratégie de création dramatique ça nous facilite beaucoup, le travail gestuel, parce que l'acteur comprend clairement qu'il ne s'agit pas de dire un texte mais de construire une action et que le mot-même finit par être une action aussi, qu'elle détermine la forme créative.

Pensez-vous que le théâtre doive systématiquement dénoncer ou peut-il être un pur divertissement ?
Je ne sais pas, ça dépend de chacun. Parfois le théâtre veut occuper des espaces qui ne sont pas dans sa nature. L'essence du théâtre est dionysiaque, c'est simplement l'autre face de la tragédie : la fête, la danse, tous ce qui est en rapport avec les rites, les rites de la terre, tous ces éléments qui sont vivants dans notre culture andine contemporaine. Nous-mêmes faisons partie d'expériences rituelles éloignées du théâtre. Cet acte théâtral, ce qui fait la révélation, pour moi, c'est le mystère. Tout le mystère, révèle. Donc, l'intention de l'acteur, du créateur, du groupe, du metteur-en-scène, c'est d'être "révélateur" de quelque chose. C'est donc une dénonciation, ou une attaque, une provocation ou une confirmation du statu quo. Ça dépend. Je ne crois pas au théâtre politique, parce qu'aucun artiste, aucun art n'a fait de révolution, ce sont les révolutionnaires qui la font. Toute cette histoire de la création collective dans les années '70, le changement en Amérique latine nous a fait penser que tous nous pourrions faire partie de la révolution. Et, réellement, le révolutionnaire est autre. Je ne sais pas si nous sommes révolutionnaires. Il réagit face a l'injustice, l'inégalité. Mais l'art n'a pas tant de force. Par contre, il est capable de montrer d'autres visages du phénomène social, par exemple.
Dans les années '70, dénoncer à travers le théâtre a été nécessaire, mais l'essence du théâtre s'est perdue. La fonction sociale du théâtre s'est perdue, la fonction historique, la fonction rituelle, politique. Parce qu'il est passé simplement a une seule de ces fonctions. La même chose qu'auraient pu faire Mussolini, utiliser l'art comme propagande.
Nous préférons que le spectateur ait la capacité d'élucider ce qui se passe sur scène, s'il y a quelque chose à dénoncer, le spectateur le comprendra. Bien sur que la majorité des artistes d'Amérique latine nous avons une attitude de dénonciation, mais ce n'est pas le théâtre.
Beaucoup d'eau a déjà coulé sous les ponts du théâtre latino-américain et il a dorénavant plusieurs facettes. Avant son identité se résumait a la dénonciation. Le théâtre d'Enrique Buenaventura par exemple, qui plantait les forces sociales au travers de deux personnages.
Moi, Guido Navarro, je pense que, dans l'univers, il n'existe pas de contraires ni d'opposés, mais des complémentaires. Cette idée du "je-individu", du "je-vérité" est une idée occidentale. Ce n'est pas une idée naturelle. L'idée naturelle, la forme naturelle de la connaissance de la relation avec la terre c'est ce qui s'appelle la parité, la proportionnalité. C'est une relation qui va et qui vient. L'homme et la femme forment une paire, comme le jour et la nuit, le soleil et la terre.
Nous avons compris avec l'expérience que ca ne suffisait pas que le théâtre soit un théâtre de dénonciation. C'est normal, c'est un théâtre jeune, éloigné des paradigmes du théâtre bourgeois, du théâtre commercial, du théâtre dramatique conventionnel et qui cherchait des formes propres pour que l'Amérique latine s'exprime.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Le divertissement.
Mais dans le sens profond du terme. "L'univers", c'est un terme erroné. Parce que "uni-vers" signifie une seule direction et il n'y a pas une seule direction. A la limite un "pari-vers" (deux directions) ou un "multi-vers" (de multiples directions). Le monde est très compliqué : la physique quantique, le monde andin avec sa cosmovision, le monde maya , tibétain...
Divertir, pour moi, c'est justement cela : créer la possibilité sur scène de proposer une autre vision, une autre direction à la vision du spectateur.
En tant qu'acteur, l'important pour moi c'est d'émouvoir, l'émotion du spectateur, réussir a ce qu'il s'émeuve avec moi. Penser avec le cœur, et non plus avec la tête. C'est ce que nous avons ici tout le temps : nos gens andins sont comme ca. Vous avez du le voir pendant votre voyage, ils ne pensent pas, ils vous ouvrent leur cœur et vous entrez.