vendredi 6 février 2009

Críspulo Torres, Teatro TECAL, Bogotá

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Mon nom est Críspulo Torres, je suis directeur de théâtre depuis plusieurs années, du théâtre TECAL ici à Bogotá. C'est une compagnie qui fait du théâtre dans les espaces ouverts, et dans cette salle.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
J'ai commencé à faire du théâtre au collège. Très jeune. Un professeur en lien avec le Teatro de la Candelaria est arrivé, un acteur. On était très jeunes mais on a commencé à former des troupes et à faire du théâtre, au collège. Et quelques années plus tard, on a formé cette compagnie. On voulait former une troupe, comme tout le monde le faisait à l'époque, dans les années '80.

Pouvez-vous nous raconter la genèse du Teatro TECAL ?
Le TECAL naît avec ce maître de La Candelaria, des amis, des intégrants du collège et quelques amis du quartier. On a mis en place des ateliers et le théâtre s'est mis en place ainsi. Nous étions alors en relation avec une organisation ouvrière, syndicale qui était très importante. Cette organisation nous a prêté sa salle, et une cave, un espace pour mettre toutes nos affaires et un bureau. En échange, on présentait une pièce à leurs affiliés tous les 8 jours. et on organisait des ateliers pour les enfants. C'est comme cela qu'on a commencé, en lien avec la Corporation Colombienne du théâtre qui réunissait alors les compagnies du pays.

En quelle année a-t-il été fondé ?
Le TECAL a émergé en 1981.

Comment travaillez-vous au sein du Teatro TECAL ?
Notre école est celle qu'on appelle le Nouveau Théâtre Colombien. C'est une école qui se base sur le concept de l'improvisation, nous créons nos propres spectacles , c'est comme une obsession. Parce que la dramaturgie colombienne était très réduite, il y avait très peu de choses. Il a donc fallut tout inventer. En plus, les œuvres existantes ne disaient pas non plus ce que nous voulions dire. Il s'agissait donc de faire un théâtre colombien, qui tente de réveiller notre compréhension des choses. L'improvisation, donc, non pas comme résultat final - on a jamais improvisé un spectacle - mais comme technique de laboratoire, comme un outil qui nous aide à créer, ou à trouver un personnage, ou à trouver des propositions de mise-en-scène. C'est un outil très important.

Est-il difficile de développer une compagnie comme celle-ci en Colombie ?
Très compliqué. À cette époque, dans les années '60-'70, on baignait dans l'utopie, le rêve, les discours de paix... l'utopie. "On peut être heureux, on peut être égaux", tout cela est arrivé tard en Colombie - dans les pays du tiers-monde, tout nous arrive tard et à l'envers.
Beaucoup de compagnies sont apparues dans les années '80, qui se sont mises à faire du théâtre dans la rue par exemple, quand socialement cela n'avait jamais été vu ! Mais c'était super ! C'était comme une sensation de liberté, comme la sensation de pouvoir être dans la rue, de partager dans la rue. de découvrir nos rues. Parce que les rues de Bogotá, cycliquement, sont entre les mains de la peur. La campagne est entre les mains de la peur, mais les rues de Bogotá, par époque. Quand on a peur de sortir, comme si les rues n'étaient pas pour nous. Et nous, jeunes, on a voulu dire : "Non, la rue est à nous !", nous réapproprier nos rues par le théâtre.
Mais c'est très compliqué, c'est super, mais il faut des moyens économiques. Rêver demande des moyens. Et plus on a de moyens, plus on peut rêver. Quelqu'un a dit que l'argent ne faisait pas le bonheur mais qu'il donnait une sensation semblable, non ?
On est parti de rien, on faisait tourner le chapeau. Bien sûr, on ne vivait pas des bénéfices du chapeau, parce qu'on ne peut pas vivre de ça, on peut survivre, mais pas vivre. Mais la rue nous a permis de connaître beaucoup de monde, de faire connaître notre travail. Et là sont arrivés des professeurs, des dirigeants syndicaux et c'était un lieu... comme si notre bureau, c'était la rue, et ça nous a mis en relation avec beaucoup de monde.
On a vraiment commencé de zéro. Et c'était très dur parce qu'au sein de nos familles, ils ne comprenaient pas qu'on veuille faire du théâtre. "Que voulez-vous faire ?" "De l'art" Et la famille pensait : "bon, il veut être musicien, ou peintre". Mais acteur de théâtre ! Ils ne comprenaient pas. Et en plus, on voulait faire du théâtre dans la rue. Ils pensaient qu'on était fous ! Socialement, très difficile, mais on était heureux !
L'État nous a très peu soutenus, jusqu'à il y a 15-20 ans, quand a commencé à naître le concept de "culture". Jusqu'à il y a peu, les concepts de "théâtre", et de "soutien" - parce que finalement ils pensent que financer la culture, c'est restaurer les monuments, ou organiser de grands évènements mais ils ne se rendent pas compte qu'il est important de soutenir les êtres vivants, ceux qui travaillent jours après jour. Et ce genre de théâtre, qui n'a pas uniquement de but commercial, a besoin d'un financement. Parce que c'est un laboratoire.
Ça a toujours été difficile, en plus avec la situation politique du pays qui nous affecte. Parce que la guerre colombienne, c'est une guerre chère. Cette guerre avale la majorité du budget de l'État, parce qu'il faut payer l'armée, la défense, les déplacés, les blessés, tout cela qui avale plus de 60% du budget national. C'est de la folie. Et les 40% restants, c'est pour le fonctionnement, donc pour la culture, il reste très peu, du 1% consacré à l'éducation, il doit rester 0,0001% pour la culture. Donc oui, c'est difficile.
Mais on est heureux, parce qu'on peut parfois descendre le Río Bauce - des paysans nous engagent pour aller dans la forêt amazonienne un mois, pour faire des représentations tous les jours, de village en village, où on est confrontés au public, aux enfants, aux indigènes, à cette pauvreté, à ces gens à qui il ne parvient rien. Et là on se dit que ca vaut la peine, que ça a du sens, une raison d'être. Quand on arrive, dans les villages où règne la peur - on dit qu'il n'y a rien de plus suspect en Colombie qu'un village en paix. Parce que c'est une paix qui a été imposée. Les gens vivent en paix, mais une paix feinte, les gens ne la ressentent pas. À Bogotá non, on est tous heureux, mais il y a des petits villages autour de Bogotá où c'est comme ça - quand on arrive avec le théâtre dans ces lieux, c'est super de voir comme le théâtre permet... comme un évènement qui rompt le quotidien, qui leur donne une raison d'être, qui génère de la confiance, et fait parler et sourire les gens, les relaxe et les fait dialoguer. Ce que la guerre affecte le plus, c'est la possibilité de dialoguer. Le théâtre c'est donc parfois comme un "détonateur" qui permet que les gens parlent entre eux.
On est allés dans tous les coins de Colombie, dans les lieux de guerre, dans les lieux de paix, dans les lieux difficiles. Pour essayer de faire quelque chose d'utile. Même si je ne crois pas que l'art soit très utile.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Oui. Je crois que l'artiste a une responsabilité sociale très forte qui est de faire du bon théâtre. Plus on fait du bon théâtre, plus c'est socialement utile. Ce n'est pas tant ce qu'on raconte, ce qu'on dénonce, mais être un bon artiste. Parce que c'est notre langage. Sinonon ferait un autre métier : homme politique, journaliste, autre chose. Mais si on travaille avec l'art, il est de notre devoir de trouver des formes, des contenus qui nous permettent de nous exprimer et qui nous ressemblent.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je ne sais pas... c'est difficile. Parfois on se dit : " Que peut une pièce de théâtre contre un fusil ? Que pourrait-on faire de mieux ?" Je dirais que ce n'est pas beaucoup, ce que peut apporter le théâtre. Mais c'est comme une sensation.
Quand on va jouer dans les villages, ou même ici à Bogotá, si c'est une bonne pièce, qui dit des choses, les gens... peut-être que ça ne change rien, ça ne leur fait rien immédiatement. Mais ça leur laisse comme une résonance, comme des échos qui restent, où il est possible que nous puissions être différents. C'est comme une sensation. Une sensation de : "Ce serait bien, ce serait chouette d'être autrement". Un pays uni, avec d'autres opportunités. Et ce n'est pas que nous sommes mauvais, comme ce que nous avons tendance à croire nous-mêmes. On est enfermés là-dedans et on n'a pas été capables, en tant que citoyens et en tant qu'habitants de ce pays de faire que cela change. Et ca fait plusieurs années. Parfois, nous les Colombiens, on pense qu'on est mauvais. Mais qu'as-tu fait ? Qui as-tu tué ? Personne. Qui as-tu volé ? Personne. Vous connaissez quelqu'un qui a tué ou volé ? Non. Non. On n'est pas mauvais. C'est un pays qui mérite une meilleure opportunité. Parce qu'il est créatif et, vous avez dû vous en rendre compte des richesses que contient notre pays, c'est vert, d'un vert de toutes les couleurs comme on dit. On compte 14-15 verts. À n'importe quelle porte de la ville on trouve des forêts, du vert, du désert, des fleuves,... Et les gens, non ? Les gens sont chaleureux, créatifs, rêveurs. Mais on ne parle pas de ça aux nouvelles. Les nouvelles ne parlent que de la guerre, ca fait beaucoup plus de bruit que n'importe quoi d'autre.
Le théâtre laisse une sensation qu'on ne peut pas expliquer. Ce n'est pas que l'art change les gens, je ne crois pas à cela, mais il peut nous donner la sensation, la possibilité de rêver en commun, même si la réalité nous réveille. Mais c'est génial de rêver, ce serait bien de pouvoir être différents et qu'aux nouvelles on parle du théâtre et de l'art de ce pays et pas que des choses terribles : la guerre et la guerre et la guerre et la guerre. C'est un des commerces les plus fructueux de la Colombie : la guerre. Beaucoup vivent de cela : la presse vit de la guerre. L'armée, quand elle est en guerre, gagne trois fois plus, la politique profite de la guerre.
Ce qui donne le plus de revenu à ce pays, je ne crois pas que ce soit la coca, ni le café, mais la guerre. Beaucoup d'artistes aussi vivent de la guerre. De quoi va-t-on parler, si la guerre s'arrête ?
Parfois en Europe ou aux États-Unis, ils nous voient comme ça : si on arrive avec une pièce de théâtre qui ne parle pas de la guerre, ça ne les intéresse pas. "Vous venez d'où ?" "De Colombie" "Ah! Vous allez parler de la guerre"... "Non, on va parler d'autre chose" "Ah non, non". On est stigmatisés, comme si la Colombie ne générait qu'un art de la guerre. Ici il y a aussi des gens qui vivent, qui créent, qui aiment, qui s'amusent malgré tous les traumas d'un pays qu'on appelle du "tiers-monde".

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