samedi 28 février 2009

Juan Carlos Moyano, directeur et metteur-en-scène du Teatro Tierra, Bogotá

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oui. Je suis, en ce moment du théâtre colombien, le plus jeune des vétérans, et le vétéran des plus jeunes. Au jour d'aujourd'hui, c'est ce que je ressens. Cette année, j'ai fêté mes 50 ans, dont 35 ans dédiés au théâtre, sans rien faire d'autre dans ma vie, parce que ca a été une décision prise avec la conscience et le cœur, et que ca a correspondu à un sentiment de légitimité dans l'exercice du théâtre.

Le premier groupe que j'ai vu dans ma vie, quand j'étais encore au collège, a été précisément le Teatro de La Candelaria. C'était il y a 35 ans, je n'avais jamais vu de théâtre avant.

C'est donc cela qui vous a donné envie de faire du théâtre ?
J'ai découvert un langage, et ça m'a beaucoup plu. Et j'ai su que je pourrai m'exprimer de cette manière. Quelques semaines après, j'avais formé une troupe dans mon collège et je me consacrais au théâtre. Depuis, je ne fais que du théâtre. Je suis aussi écrivain, mais on travail d'écrivain est aussi dirigé principalement vers le théâtre.

Pouvez-vous nous raconter l'histoire du Teatro Tierra, dont vous êtes le directeur ?
C'est comme cela que s'appelle une troupe que j'ai fondée avec ma compagne, il y a 20 ans. J'avais déjà travaillé avec d'autres troupes, on était allés jusqu'à Quito avec une compagnie de cirque. Nous étions un groupe d'artistes qui nous étions réunis autour d'un projet, et peu à peu, à cause des circonstances du pays, on descendait vers le sud, c'était chaque fois plus difficile d'avoir le cirque. On est passés en Équateur, on est restés à Quito travailler avec un collectif de danseurs qui nous a accueillis. Mais avec le temps le cirque s'est dissolu, et avec ma compagne on a décidé de fonder une troupe et de commencer à faire des pièces ensemble.

On a fait une pièce sur une bonne sœur, une religieuse mexicaine du XVIIe siècle qui a été la première écrivaine rebelle et radicale du continent latino-américain. Une femme et une poète très importante. Quito est une ville très "couventale", avec une ambiance très catholique, très religieuse. On a profité de cette ambiance et on a travaillé sur l'histoire de cette soeur rebelle.

Nos caractéristiques se sont définies peu à peu : la première, c'est que notre théâtre part presque toujours de la littérature (romans, vies d'écrivains, témoignages, textes poétiques). On a monté des pièces d'auteurs - certaines de moi, mais les plus intéressantes qu'on ait faites sont nées de la littérature. On a par exemple monté la première version de Cent ans de solitude (de Gabriel García Marquez, ndlr)
La majeure partie de mes pièces sont toujours comme des romans, je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j'ai une sensibilité littéraire. Ce ne sont pas des spectacles rhétoriques, où la parole est déterminante, parce que la caractéristique du théâtre que je fais, c'est que c'est une poésie très visuelle, ce sont des métaphores développées en terme de construction plastique, d'images. Je ne sais pas non plus très bien pourquoi. C'est comme une conversion de la métaphore écrite en métaphore visuelle, en mouvements.
Je travaille aussi beaucoup avec des objets minimes, pas par avant-garde, ni par école, au début on avait pas les moyens et il fallait faire du théâtre. Beaucoup de gens prennent 5 à 10 ans pour faire une pièce, parce qu'ils n'ont pas les moyens. J'ai appris à faire du théâtre avec ou sans argent, généralement sans. Comme je vis de cela, que je n'ai pas de subventions, je suis indépendant, je dois travailler beaucoup pour vivre dignement et correspondre à la dynamique du monde, de ce pays.
Je travaille donc beaucoup avec les objets. Par exemple, dans l'exercice que nous allons faire aujourd'hui, l'unique objet, c'est un drap. Mais le plus intéressant c'est d'aller au-delà de l'évidence. C'est une troupe des quartiers, ils ne doivent donc pas utiliser un moyen de transport particulier pour amener leur scénographie, elle tient dans un sac-à-dos.
J'ai fait quelques pièces avec une grande scénographie, comme Cent ans de solitude, qui était très économique et très ingénieuse. J'essaie de trouver l'économie du recours esthétique, pas pour prétendre être minimaliste ou quelque chose du genre, mais parce qu'en réalité, la poésie s'épure jusqu'à ne plus avoir besoin de la rhétorique, ni des mots inutiles.
On travaille aussi beaucoup sur le jeu de l'acteur. Ici, le personnage c'est l'objet, mais ca m'intéresse beaucoup de trouver, à partir de nous-mêmes, des chemins qui nous permettent d'assimiler et de transmettre un art universel, qui méthodologiquement peut se manifester de différentes manières.
Beaucoup de latino-américains répètent les avant-gardes européennes, ou japonaise, ou nord-américaines. Nous sommes un pays - comme tous les pays de l'Amérique latine - servile, le colonialisme nous enchante, on aime être colonisés, au fond. Beaucoup de nos acteurs voudraient faire des pièces comme Suzuki, ou de celles qui sont à la mode aux États-Unis. Heureusement, pas tout le monde. Il y a un mouvement de théâtre colombien/latino-américain très fort.
Mais il me semble qu'une partie de l'idée, de l'investigation autour du travail théâtral, du jeu, des pièces, doit partir de la culture de chacun. Je crois en un théâtre colombien sans frontière, mais qui part de notre nature, que en plus est très riche en possibilités. Parce que, d'une certaine manière, on est un continent inédit, même pour nous-mêmes.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
J'ai appris à faire du théâtre... mes maîtres - Santiago García, Enrique Buenaventura, Gilberto Martínez - j'ai appris avec eux, je n'ai jamais travaillé avec eux mais en les voyant, en les lisant et j'ai commencé à prendre conscience d'une responsabilité profonde envers l'art, sans faire de concessions à la consommation et à la vanité. C'est quelque chose de très risqué dans un pays comme le nôtre, mais quelque chose qui alimente, précisément.
Une situation que l'artiste ne doit jamais perdre de vue, c'est le niveau de risque pour assumer son travail. À d'autres époques, on parlait d'un engagement historique, idéologique, mais depuis que le Mur de Berlin s'est effondré, que l'Union Soviétique s'est effondrée, il me semble que l'engagement est envers le métier. Mais c'est un métier intégral, où les évènements de l'histoire, les mouvements de société, où la confrontation de l'individu avec sa propre réalité sont indispensables à dire, à exprimer.
Il est important de le dire, parce que le théâtre a cette caractéristique : un artiste de théâtre authentique est engagé avec lui-même, avec ce qu'il fait, avec son peuple, avec le chemin qu'il a choisi. Tout le reste ce n'est pas du théâtre mais un type de divertissement conditionné par le marché. On en a aussi ici, comme partout ailleurs, un théâtre commercial, jetable, de consommation.
Mais je crois qu'heureusement nous avons réussi à créer un mouvement où des groupes et des personnes ont la conscience d'investiguer et de partager aussi, quelque chose qui appartient à un tout. C'est un tout qui contient plusieurs parties différentes, parce que je crois que chacun suit son propre chemin, et qu'il n'y a pas de chemins qui se ressemblent, mais les chemins se partagent.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Dans un pays comme le nôtre, le théâtre signifie la vie, la réflexion critique. Nous vivons dans un pays où la vie est menacée de manière continue, tous les jours. Je crois que le théâtre, c'est la vie, dans un pays où la vie a un caractère de risque majeur. Je crois que c'est important parce qu'il en découle une attitude, et une attitude c'est une action. Et une action c'est quelque chose qui se passe précisément parce qu'il y a une nécessité profonde et historique.
Je crois que le théâtre, pour nous, c'est une liberté expressible. C'est un pays où la liberté d'expression n'existe pas : c'est le pays où le plus de journalistes sont morts, où le plus d'intellectuels ont disparus. Plus que ce qui s'est passé à l'époque de la dictature en Argentine, en Uruguay ou au Chili. Nous, ca fait des décennies, 50 ans ou plus.
Dans ce pays, le théâtre c'est aussi une fête, et quand il y a des festivals, les gens des quartiers prennent part à cette célébration. Dans les années '80, un révolutionnaire colombien a dit que "la révolution, c'est une fête". Il exprime ainsi très bien quelque chose qui, pour un pays tropical comme le nôtre, a beaucoup de signification. Parce que la vie aussi, c'est une fête. C'est un rituel. C'est une propension mystique et dionysiaque naturelle. Si le théâtre, c'est cela, cela signifie qu'il est précisément engagé dans une réalité où il est important d'avoir une mémoire, de se rappeler des évènements - parce que nous sommes dans un pays amnésique. C'est un pays sans mémoire, ou avec une mémoire délibérément limitée dans sa capacité de reconnaître ce qui a eu lieu. C'est pour ca que le président a autant de soutien : si les gens n'oubliaient pas qui il est, ce qu'il dit, ce qu'il fait, il n'aurait pas autant de soutien.

C'est un pays amnésique, et le théâtre c'est la mémoire.

C'est un pays nécrophile et sanguinaire, et le théâtre c'est la vie.

C'est un pays dans un état de douleur funèbre, parce que les milliers de morts sont terribles, trop nombreux et personne ne les reconnaît. Et le théâtre, c'est la vie. En plus de ça, je pense qu'il y a une proposition scénique intéressante, qui peut donc être analysée, théâtralement parlant, sans l'idée sentimentale que notre histoire justifie nos drames.
Nous faisons partie d'un phénomène culturel ample et intéressant, et dans un pays où il explose tant de bombes, de jambes et de cœurs, il est aussi important que soient vives l'imagination, la non-conformité, la rébellion. Je crois que le théâtre est aussi un acte, le théâtre aide à se révéler et se rebeller. Se révéler, c'est se rencontrer soi-même, dans la profondeur mystique que l'on peut rencontrer en nous-mêmes.
S'il n'y a pas de rébellion, il n'y a pas non plus de réponses.

1 commentaire:

bertha díaz a dit…

En équateur il faut visiter Sarao (Lucho Mueckay, Muégano Teatro et le Laboratorio de Teatro experimental del ITAE (Santiago Roldós) et Arawa (Juan Coba), tous sont installés à Guayaquil. Et je vous recommande aussi EL Galpón, Montevideo (Uruguay), un groupe emblématique comme La Candelaria ou Malayerba. Bisous et bonne continuation.