jeudi 6 novembre 2008

Jorge Ricci, comédien, Santa Fe

Pour commencer, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bien, je suis un homme de théâtre, de théâtre de province. Je travaille depuis que j'ai 18 ans, ça fait donc 44 ans que je me consacre, non pas exclusivement mais oui, fréquemment, au théâtre. J'ai travaillé à plusieurs reprises en tant qu'acteur, metteur-en-scène et j'ai écrit plusieurs pièces. Mon activité à été liée, durant la majeure partie de ce temps, à une équipe de travail qui s'appelle El equipo de Teatro Llanura, avec qui on a voyagé à travers toute l'Amérique latine, au Portugal, en Espagne, en France et à beaucoup d'autres endroits du monde.

Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire du théâtre ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ?
Non, ça a été un peu fortuit, disons. J'appartenais à un mouvement culturel de jeunes gens et on aimait organiser des activités, des débats, des pièces de théâtre, des récitals,... et un jour, l'un des participants qui avait eu quelques expériences de théâtre a suggéré l'idée d'inviter un professeur de théâtre, pour faire une sorte d'atelier en marge de ce mouvement culturel. Et effectivement, on a fait ça, et ça a débouché sur une pièce qui s'appelle Historias para ser contadas (Histoires pour être racontées, ndlr). C'est une œuvre très populaire des années 60 d'Osvaldo Raúl, un auteur argentin. Dans ce mouvement culturel, on était tous ados, le seul qui a continué c'est moi. Ça, c'était à Santo Tome, une ville satellite de Santa Fe, et après j'ai étudié la littérature, je me suis marié, je suis venu vivre à Santa Fe et depuis lors je fais du théâtre en permanence. J'y étais très lié aussi par le biais de l'Université, puisque j'ai travaillé comme secrétaire de la culture pendant plusieurs années à l'université, j'ai été dans l'action théâtrale et culturelle.

Peux-tu nous raconter la genèse de la pièce El clásico binomio (Le binôme classique, ndlr)?
C'est une des pièce de la troupe Equipo Teatro Llanura, Rafael Bruza et moi en étions les metteur-en-scène habituels. Quand il mettait-en-scène, je jouais et quand je mettais-en-scène, il jouait. Quand je jouais, l'œuvre était de moi, quand il jouait, elle était de lui parce qu'on travaillait chacun avec une dramaturgie qui nous était propre. Et après quasiment dix ans de travail commun, on s'est rendu compte un jour qu'on n'avait jamais joué ensemble sur scène. On a donc choisi de créer une histoire pour nous. Celle-là nous a paru la plus appropriée, car elle raconte l'histoire de deux artistes populaires qui rêvent d'aller en Europe et d'atteindre la gloire. En appliquant un espèce de regard grotesque sur nous-mêmes, on a construit ces deux personnages, plus ingénus, plus primaires que nous mais aussi passionnés, aussi illusionnés que nous dans ce qui est de l'ordre de "transcender" à travers le fait artistique.

Les personnages vous ressemblent-ils ?
Non, ils ne nous ressemblent pas. Du point de vue disons extérieur, ils ont d'autres comportements, un autre langage, un autre niveau social. Mais oui ils nous ressemblent d'un point de vue interne. Le personnage que je joue, "Chiche", est un type toujours optimiste, ce que je suis, dans un sens. Et l'autre personnage, "Chiquito", est plus méfiant, plus pessimiste et ce sont des caractéristiques plus proches de Rafael qui est l'autre comédien.

Comment avez-vous travaillé ?
La première étape a été de mettre en place cette structure dramatique, cette idée avec ces deux personnages : ils commencent à rêvasser, à se promener comme deux exilés dans leur propre ville pour construire ce spectacle qui les mènera à la gloire. Les années passent, ils s'exilent de leur famille, de la vie quotidienne et durant des années ils vont changer d'endroits, aller d'un petit hôtel à l'autre et finir par être étrangers dans la même ville. Et jamais ils ne réussissent à construire quelque chose, ce spectacle ne se concrétise jamais mais l'illusion du fait artistique ne se perd en aucun cas, jusqu'à la fin où justement ils reviennent pour chanter le tango et faire le succès qu'ils n'ont jamais réalisé.
Et bon, une fois qu'on a eu cette structure dramatique, on a écrit la pièce à quatre mains, comme le font les pianistes : l'un écrivait quelques scènes, puis l'autre. Après, pour la mise-en-scène, on a appelé quelqu'un qui avait été notre professeur de dramaturgie, Mauricio Kartun, c'est l'un des grands dramaturges actuellement en Argentine, il vit à Buenos Aires. On a fait un grand effort pour le persuader de venir travailler avec nous et durant quelques mois on a travaillé tous les trois jusqu'à la première.
Maintenant qu'on la reprend après vingt ans, on a de nouveau travaillé mais à Buenos Aires, avant c'était à Santa Fe. Ce qui est bien, c'est que ce à quoi rêvassaient nos deux personnages, nous l'avons rendu réel parce qu'avec cette pièce on est allés à Paris, à Madrid, à Porto, à Miami et dans toutes les capitales latino-américaines, dans les festivals internationaux de Buenos Aires, de Córdoba,... Le seul où on n'a pas été c'est l'Allemagne, qui est précisément le lieu où les personnages voulaient réaliser leur triomphe...

Justement, après avoir tant voyagé, qu'est-ce que ça t'a fait de la rejouer ici, à Santa Fe ?
C'était très émouvant, très fort, parce qu'hier soir il y avait nos parents, nos amis, acteurs, actrices qu'on connaît depuis plusieurs années, avec qui on a été sur scène. Il y avait par exemple Raúl Kreig qui est un acteur merveilleux ici, à Santa Fe, et un grand ami. C'était très émouvant. Et aussi Sergio Abbate qui s'est occupé de nous (pour monter le décor) comme ami, comme homme de théâtre. Et on était tous réunis, ça faisait plusieurs années qu'on avait pas joué à Santa Fe, pour nos amis et nos parents. Ils ont donc pu voir l'évolution, le passage du temps sur l'histoire. Ce qui est joli, dans cette histoire, c'est que ça fait vingt ans que les personnages rêvent de leur spectacle et nous ça fait vingt qu'on raconte leur histoire... et il nous est arrivés beaucoup de choses qui arrivent aussi aux personnages !

Comment te sens-tu après vingt ans passés à jouer cette même pièce ?
On n'a jamais ressenti de l'ennui. Premièrement parce qu'on a fait des saisons "souples", peu exigeantes, pas commerciales, où tu joues du mercredi au dimanche tous les jours, non. On a travaillé un peu par plaisir : on va dans telle ville, ensuite on fait quelques représentations là, puis dans ce festival, etc... Et de cette façon on a pu conserver la fraîcheur. Ce à quoi on échappe difficilement si on travail dans un intérêt purement commercial, où l'acteur finit par générer une espèce de "bureaucratisation" du personnage et de l'histoire qu'il raconte. Nous, on essaie de faire de chaque représentation une petite fête et une petite découverte de ces personnages et de l'histoire qu'on raconte.

Penses-tu que l'acteur ait une responsabilité ?
En premier lieu envers lui-même. L'un raconte pour l'autre, comme l'écrivain ou le compositeur. L'artiste doit d'abord travailler pour lui-même, se sentir heureux avec ce qu'il fait et naturellement il a un certain panel de référence qui sont ses propres amis.
Et ensuite, si cet échange est riche, vient en conséquence ce qu'on appelle vulgairement le "message", la transcendance et ce produit artistique peut alors atteindre d'autres publics, dans d'autres lieux. Mais ce qui me paraît fondamental c'est que chacun sente que le "produit" le représente en tous points de vue.

Selon toi, le théâtre doit-il nécessairement être engagé ou peut-il être un pur divertissement ?
Non, l'acteur est engagé avec le théâtre en lui-même. Naturellement, on peut raconter des bêtises, et des grandes choses. Parfois, tout dépend de comment s'articulent ces petites et ces grandes choses. L'art est un chemin parsemé de pierres, on peut trébucher contre n'importe laquelle. Parfois les meilleurs intentions n'atteignent rien du tout, et les petites choses en apparence plus simples, plus élémentaires peuvent être beaucoup plus profondes, beaucoup plus riches. J'avais un professeur de littérature et ami qui disait : "Il y a, dans la littérature, un ton mineur et un ton majeur." Moi je reste au ton mineur, dans le théâtre aussi. De toutes manières, je valorise différentes formes d'expression. Mnouchkine à Paris, Brecht en son temps à Berlin, ont fait de grandes propositions avec une grande projection politique et sociale, et elles sont très précieuses. Mais aussi le talentueux Peter Brook qui construit avec des histoires parfois élémentaires, des choses d'une énorme valeur. Pour moi c'est un grand créateur.

Pour finir, que penses-tu que le théâtre puisse apporter aux gens ?
L'art, en général, enrichit, contribue, alimente, humanise. Il ne doit pas être exercé sous obligations, mais de la manière la plus libre possible.

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