samedi 31 janvier 2009

Patricio Vallejo de Contra el Viento, Quito

Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Patricio Vallejo Aristizabal, il y a 18 ans, j'ai eu la chance de fonder Contra el Viento Teatro, dont voici la "maison" pour le moment... mais dans un futur proche, notre souhait serait de pouvoir nous déplacer à la campagne, avec tous nos rêves et nos projets... Je suis donc le directeur de ce groupe, mais je fais aussi de la dramaturgie, je joue, et j'interviens dans les cours que nous donnons.

Comment vous est venue l'envie de faire du théâtre ?
Je crois que le théâtre, pour moi, a été comme un faux pas. J'étais destiné à autre chose. Je viens de la classe moyenne, mon père est ingénieur, et j'aurai du être ingénieur, comme lui. Mais sur ce chemin de traverse, j'ai trébuché, et quand je me suis relevé, j'étais sur scène. Pour ne plus jamais la quitter. J'ai délaissé l'école d'ingénieur pour me consacrer entièrement au théâtre.

Pouvez-vous nous raconter la genèse de Contra el Viento ?
Oui. Ma vie de théâtre a commencé il y a 26 ans. J'ai d'abord fait partie d'un atelier à l'Université. Je me souviens du premier jour, où le prof nous avait demandé à chacun :"Pourquoi venez-vous faire du théâtre ?". Je lui avais répondu avec beaucoup de sincérité que ce dont j'avais besoin, c'était d'un espace de liberté. Pour moi l'absence de liberté était synonyme de société conservatrice, d'éducation formelle. Il me fallait une échappatoire. Je l'ai appelé "Liberté". Et après 26 ans, je me dis que oui, le théâtre continue d'être pour moi, un espace de liberté. Donc j'ai intégré cette atelier à l'Université Catholique, et je suis resté au sein de ce groupe jusqu'à ce que je sois invité par mon prof à intégrer le groupe professionnel qu'il dirigeait. J'y ai travaillé pendant 4 ans, puis je suis parti, parce que j'avais besoin d'apprendre d'autres choses. J'ai alors rejoins une femme exceptionnelle : Maria Escudero, fondatrice du Teatro Libre, et une des pionnière de la création collective en Amérique latine, une femme très respectée. Je me suis donc mis à travaillé avec elle, et j'ai beaucoup appris. C'est comme ma mère théâtrale. Notre salle de travail porte son nom d'ailleurs. Et un beau jour, Maria m'a dit : "Je ne veux plus que tu continues avec nous, je crois qu'il faut que tu suives ton propre chemin." Sur le coup je n'ai pas compris ce qu'elle voulait dire par là. Cela m'a troublé. Mais au final, ce qui était clair c'était que ce que j'avais vu du théâtre, l'acteur en scène, ne me satisfaisait pas. Pour moi, il ne suffisait pas à l'acteur d'avoir quelques ressources pour entrer sur scène et jouer. Je pensais que l'acteur était un artiste, pas un interprète, que ce n'était pas tout d'apprendre un texte et une série de déplacements, de le faire et de le déclamer avec une certaine émotion. J'étais persuadé qu'il y avait un art de l'acteur. C'est là que j'ai commencé à suivre les idées des grands maîtres qui se sont posé la question de l'art de l'acteur. Stanislavski, Meyerson, etc ... et puis j'ai découvert Artaud, ce qui a été décisif dans ma manière de percevoir le théâtre. A côté de ça, j'avais fondé le groupe Contra el Viento, mais ca ne s'appelait pas comme ca au début. C'était juste un rassemblement de personnes qui voulaient explorer l'art de l'acteur. On était très enthousiastes au début. Mais on n'avait aucune idée de ce qu'on voulait faire, de vers quoi on devait aller. On criait dans tous les sens, on essayait des choses ... (rires). Les écrits d'Artaud parlent plus d'un désir de théâtre que d'un théâtre concret, faisable. Donc on travaillait selon notre propre perception du travail d'Artaud, en cherchant à se libérer du corps, pour pouvoir s'exprimer. C'est 2 ans plus tard, lorsqu'on était en train de répéter au milieu de ruines incas au Nord de Quito - on avait décidé de s'entraîner là-bas, dans un site abandonné magnifique - qu'on a trouvé le nom du groupe. Pendant l'entrainement, à un moment donné, le vent s'est mis à souffler de plus en plus fort, de ces rafales puissantes qui balayent la cordillère, la poussière s'est mise à voltiger dans tous les sens, les cailloux nous griffaient le visages, et sans se consulter, on s'est tous retrouvés debout sur un des murs de cette ruine, un mur qui donnait sur une faille très profonde. Et on était tous là à recevoir ce vent en pleine figure. Cette anecdote nous est revenue quelques jours plus tard pendant le déjeuner, lorsqu'on cherchait un nom de groupe. Pour nous cette expérience là-bas dans les ruines, avait été fondamentale. On se voyait comme des hommes et des femmes recevant le vent en pleine figure. Les interprétations des gens sur ce nom ont toujours été moralisatrices. "Ah, le théâtre est une lutte contre le vent, etc ..." Nous, on s'en fiche, on ne ressent pas le besoin d'expliquer quoique ce soit. On voit le théâtre comme une caresse brutale qui peut te faire mal, avec ces cailloux qui te griffent, et en même temps être très agréable. L'expérience qu'on a tous les jours en montant sur scène. Parfois il m'arrive de penser que ce nom est un stigmate. Car on a eu beaucoup de mal, cela fait 18 ans que ca dure, et pour le coup, on n'a jamais eu le vent en poupe (rires). La vie a été très complexe. Parfois on se demande :"Pourquoi on continue ? Avec ce groupe, avec ce projet ? Pourquoi on se réunit pour monter des pièces ? Pourquoi donne-t-on des interviews à la télévision ? Pourquoi est-ce qu'on s'isole dans des endroits pour travailler et continuer à s'expérimenter dans l'art de l'acteur ? Pourquoi se poser tant de questions sur la condition humaine, sur le théâtre comme condition essentielle de l'être humain ?" Parce qu'il existe cette nécessité de ne pas abandonner. Et on a survécu 18 ans ! En continuant de croire qu'il est possible de gagner ce territoire de liberté qu'est le théâtre. Voilà un peu la genèse de Contra el Viento. Il y a eu un moment, lorsque cela faisait environ 10 ans que ça existait, où il y a eu une rupture dans le groupe. Nécessaire. J'ai cru que cela allait s'arrêter là. Je suis resté seul avec quelques disciples qui nous accompagnent depuis toujours. Et durant cette remise en cause, j'ai écris un texte, Adios, que j'ai mis-en-scène et joué, en pensant dire au revoir. Mais à l'inverse, ce spectacle unipersonnel a été un élan nouveau pour Contra el Viento, qui a entamé une deuxième phase. Parfois je pense que je pourrai prendre un moment pour m'asseoir sur scène et raconter la biographie de ce groupe... je ne sais pas... parce que j'en ai envie... comment on en est arrivé là, etc...

Comment travaillez-vous au sein de Contra el Viento Teatro ?
Bon. Après cette impulsion immense que fut la découverte d'Artaud ... et bien, il y a une anecdote très belle ... si je suis trop long n'hésite pas à me couper. Dans les années '80, ici en Équateur, il y a eu un reportage qui a marqué à tout jamais le cinéma-documentaire équatorien. Il traitait de la vie des indigènes qui gravissent des glaciers du Chimborazo (c'est une montagne de 6500m, la plus haute d'ici). Donc ces hommes et ces femmes grimpent jusqu'aux glaciers et au prix d'énormes efforts, ils arrachent des morceaux de glace et les redescendent jusqu'à la ville, jusque dans les quartiers, où ils les vendent. Elle est très utilisée pour faire une friandise que l'on consomme beaucoup par ici, el raspado, c'est de la glace pilée à laquelle on rajoute un petit sirop pour lui donner du goût. Évidemment avec le temps, l'industrie, l'arrivée des réfrigérateurs, des congélateurs, ce dur labeur s'est vu disparaître. Mais l'anecdote intéressante, c'est qu'à un moment dans le documentaire, on voit ces hommes qui marchent au milieu d'un blizzard, sans parvenir à ouvrir les yeux, et on entend la voix d'un vieil homme qui dit que la montagne a toujours été très dangereuse, et que les plus jeunes doivent apprendre à chercher des empreintes dans la neige, pour ne pas se perdre. Pour nous c'était ça, le théâtre : une immense montagne où l'on pouvait se perdre, tomber, ou simplement n'arriver à rien. On a compris que la solution pour nous était de trouver ces empreintes dans la neige. Et de ce fait, certaines sont apparues. On a rencontré Grotowski, par exemple, Eugenio Barba, et avec d'autre maîtres du théâtre latino-américain, comme Santiago García de la Candelaria, Miguel Rubio de Yuyachkani, on a essayé de suivre ces empreintes. Jusqu'à ce qu'en 1994, j'aie eu la chance d'être invité au Danemark, et j'ai travaillé avec Barba et sa troupe pendant un certain temps. Beaucoup de ces empreintes se sont transformées en impulsions vitales dans le travail de Contra el Viento. Je dirais qu'à partir de là, on a pu se regarder sans aucune pudeur, et s'accepter comme étant un groupe expérimental, un théâtre de groupe, un théâtre communautaire. Et aujourd'hui, l'héritage de Grotowski et Barba est tellement imprégné que c'est notre propre cheminement qui nous intéresse. On se tourne d'avantage vers le monde andin, auquel nous appartenons, et au baroque, dans notre manière d'être. On est en quelques sortes les agnostiques du théâtre. On essaie de questionner les lectures qui ont été faites, en essayant d'aller plus loin, on se pose des questions qui doivent paraître inutiles pour la plupart des gens, qui ne changent rien en soi, mais qui pour nous sont essentielles. Sur l'acteur, sur le public, sur ce que nous sommes, d'où nous venons ... on fait partie de ceux qui on décidé de croquer dans la pomme de la connaissance, pas de la connaissance du monde, mais de soi-même. Et Dieu s'est fâché contre nous et nous a expulsé du Paradis. Et c'est ici (il montre le lieu) qu'on s'est retrouvés pour vivre notre exil. Et chercher nos territoires de liberté. On sent que l'on est en marge du monde de la culture, de la civilisation d'aujourd'hui. On l'observe d'ailleurs avec étonnement, on se demande pourquoi les gens partent de chez eux tous les matins désespérés pour aller gagner de l'argent, pour acheter des choses dont ils n'ont probablement pas besoin. On a essayé, on le voit maintenant en pratique, de trouver notre propre chemin. Pas seulement dans la pratique théâtrale, mais en tant que personnes. Et ce dont on a pris conscience, c'est que l'on n'était pas les seuls, il y en a d'autres comme nous. Le théâtre est une patrie où l'on se retrouve tous, qui est marginale, et donc on voyage, on échange. On a la chance de visiter l'Amérique latine, assez régulièrement, on participe aux festivals, aux rencontres, on a beaucoup d'amis qui comme nous ont construit leurs petits territoires de liberté, et qui luttent, se rendent dingues à vouloir changer des choses apparemment dérisoires, mais sont sont leurs grandes cathédrales. Et avec eux, on a fait de la route, on a échangé, quand ils nous rendent visite on les accueille et vise versa. Et en cela on se sent faire partie d'une même patrie marginale, qui est le théâtre.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité, un devoir ?
Oui. Je crois que oui. Que le théâtre est comme une vision dans la fin du monde. Une vision qui est réelle. Cette exposition du réel, qui est la vérité intérieure, qui est la lutte, contre cette culture qui homogénéise, qui massifie. L'artiste a le rôle de révéler tout ça. Révéler le monde intérieur de chacun, révéler la lutte, la tension. Les peurs, les désirs. Tu comprends ? Mais personne n'impose ce rôle, ce n'est pas un rôle que la société demande. C'est un rôle que l'on s'impose à soi-même. Je veux dire que la société, aujourd'hui, n'a pas besoin de théâtre. Personne ne te dit :"Fais du théâtre". Ce n'est pas comme d'autres activités, on pourrait dire "Fais de l'agriculture, parce que l'humanité a besoin de se nourrir." "Fais médecine, car l'humanité a besoin de se soigner." ou "Fais du foot, parce que l'humanité a besoin de se divertir." Le théâtre n'a pas besoin d'un argument pour exister, sinon être son propre désir, et de s'imposer ce rôle. Mais cette révélation transforme. Et donc, quand l'artiste habite cet endroit de fin du monde qu'est le théâtre, il change des choses. Si je ne trouve pas de justification sociologique, je lui en trouve une humaine. C'est pour cette raison qu'on continue.

Que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Je pense que le théâtre, plus que de donner, dépouille. Je faisais un jour une interview, et on me demandait : "Qu'est-ce que vous apporte le théâtre ?" Je lui ai répondu : "Le théâtre m'a tout pris! Il m'a dépossédé de tout. Il m'a dépouillé de mon besoin de reconnaissance, de la possibilité d'avoir une vie privée dans le sens de "propriété". Il m'a tout pris." Donc pour moi théâtre et vie privée ne font qu'un. Voilà, je pense que le théâtre dépouille, avant de donner quoique ce soit à la société, le théâtre lui arrache. L'être humain, en masse, oublie les choses. Le théâtre lui enlève cette condition de masse, et lui rend sa condition d'individu. Il le dénude complêtement, lui retire son masque. Voilà ce que je pense.

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