mardi 28 avril 2009

Cualquiera Producciones, Cali

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Oscar Rivera : Je m'appelle Oscar Rivera, je suis acteur et producteur de Cualquiera Producciones.
Andrés Reina Ruiz : Je m'appelle Andrés Reina et je suis acteur de Cualquiera Producciones !
Wendy Betancourt : Salut, je m'appelle Wendy, je suis actrice de Cualquiera.
John Alex Castillo : Je m'appelle John Alex Castillo, je suis acteur de Cualquiera Producciones et je suis passionné par les arts visuels.
Ariel Martínez : Je m'appelle Ariel Martínez, et mon rôle au sein du groupe est celui d'acteur et de directeur artistique.
Paola Andrea Tascón : Bonsoir, je m'appelle Paola Andrea Tascon, je suis actrice de Cualquiera Producciones.

Pouvez-vous nous raconter l'histoire de Cualquiera Producciones ?
Ariel M. : L'idée de Cualquiera Producciones, ce n'est pas tant le nom "quelconque, n'importe quelle" (traduction de cualquiera, ndlr), mais la nécessité de faire un institut de théâtre qui nous plaise. Elle est née vers 1988-1989 avec Enrique Lozano (dit "Quique", ndlr) - qui est maintenant à Bogotá - notre metteur-en-scène et dramaturge. On a donc essayé à l'époque de convoquer des acteurs et des actrices, ça n'a pas très bien marché et en 2001, on a décidé de démarrer avec ce qu'on avait. On a donc commencé avec Elisabeth (Sánchez, ndlr) - qui n'est pas là, c'est ma femme - "Quique" écrivait et mettait-en-scène, Elisabeth et moi on jouait, et en juin 2001, on est officiellement nés sous le nom Casa Muriel Teatro avec la pièce Crochet - des textes de Rodrigo Garcia et d'autres de "Quique".
Ensuite, pour la deuxième pièce, Bam, on a pensé que le groupe ne devait plus s'appeler Casa Muriel - on avait donné ce nom parce que c'était le nom de l'endroit où on répétait pour la première pièce, la maison d'un ami. L'idée était romantique, mais bon, ça ne rendait pas ce qu'on voulait. John Alex nous avait déjà rejoint à cette époque, on commençait à penser à quel genre de nom on voulait avoir, et Cualquiera a surgi, avec le complément Producciones - qui ne dit pas beaucoup de nous non plus, mais au fond si, c'est comme de penser que nos portes sont ouvertes, et que quiconque peut en faire partie, et que quiconque peut en sortir et y revenir. Ce serait un peu compliqué et étrange d'expliquer ça, mais c'est né d'une nécessité propre, celle de faire un théâtre qui nous intéresse, autant à "Quique" qu'à moi, et qu'on puisse concevoir qu'un spectacle qui me plaise, puisse plaire et intéresser d'autres personnes, 20 ou 30, et de là, amplifier le spectre.
Depuis cette époque, cela fait 9 ans de travail sans relâche et comme je l'ai dit, parfois des gens s'en vont, reviennent, mais le groupe de base reste toujours actif.

Pouvez-vous nous parler de la pièce que vous êtes en train de répéter, Otra de leche (Une autre de lait, ndlr) ?
John Alex C. : Otra de leche, c'est le résultat d'une inquiétude qu'a ressenti "Quique" Lozano il y a quelques temps, quand il a eu l'opportunité de quitter la Colombie pour aller étudier à Paris. Cela lui a permis de voir le pays à distance, et de créer un texte qui n'était pas un texte de théâtre à proprement parler, mais quelque chose qu'il a appelé "matériel pour la scène". Il n'y avait pas d'ordre, pas de suite logique, c'était simplement des scènes aléatoires.
Ensuite, il est rentré en Colombie, il nous a ramené ce matériel pour le monter et Ariel Martínez commençait à cette époque à assumer son rôle de metteur-en-scène avec cette pièce.
C'est une réflexion sur la guerre, sans faire de jugement, sans dénoncer, et qui traite spécifiquement des êtres humains qui font les guerres, que ce soit celle de notre pays ou n'importe quelle guerre dans le monde, elles ont les mêmes effets, les mêmes conséquences sur les êtres humains.
Notre travail a été de trouver une suite logique, et on a travaillé sur l'interprétation de la parole, l'axe principal étant le mot. On n'illustre pas forcément avec une grande quantité d'éléments : on utilise seulement un filet qui se transforme et qui modèle l'espace. On n'a pas de costume pour identifier chaque rôle, on est tous en noir, c'est seulement l'attitude et l'usage de la parole, l'intention, qui permet au public de nous distinguer.
Avec cette pièce, on a été invités à un festival de jeune théâtre latino-américain en Espagne, ça nous a donc permis d'emmener un échantillon de réflexion sur nos guerres latinos-américaines et mondiales, et surtout d'emmener une mise-en-scène contemporaine, qui est l'intention de cette pièce, Otra de leche.
Ariel M. : Et pour ajouter quelque chose d'anecdotique, cette pièce a été pas mal "accidentée" : on a commencé à la monter après Bam, en 2003. "Quique" nous a d'abord donné une partie, on a commencé à investiguer sur des rapports qui n'avaient pas été rendus publics par le biais des moyens de communication. Des rapports sur des quantités de massacres perpétrés dans le Pacifique, dans la région du Chocó. "Quique" a donc récolté ce matériel, la ré-élaboré et a commencé à écrire. On en était à ce stade de mise-en-scène, que "Quique" dirigeait, lorsque John Alex s'est foulé une cheville. Il a dû rester 6 mois au repos, on jouait donc d'autres pièces du répertoire. Quand il était à nouveau sur pied, que le médecin l'a autorisé à faire des exercices physiques, cette même semaine, "Quique" a été renversé par un camion, on n'a donc pas pu commencer. Après sa récupération, on a décidé que, comme on avait peu de temps - on voulait présenter au mois de décembre - on s'est dit : "pour les mois qu'il nous reste, montons une autre pièce de "Quique" qui est déjà écrite." Il l'a mise-en-scène, on l'a montée et on l'a jouée: Familia Nuclear (Famille Nucléaire, ndlr).
Ensuite, "Quique" est parti à Paris et là-bas, il a eu la distance et la possibilité plus concrète de nous envoyer le texte. Il nous l'envoie donc, déjà complet, on l'a montée, il y a eu 3-4 versions : d'abord avec deux acteurs et une actrice, moi j'essayais de jouer et de mettre-en-scène, mais on s'est rendu compte que ce n'était pas possible, on a donc fait appel à un autre acteur.
Initialement, la pièce est écrite pour 4 acteurs : 2 actrices et 2 acteurs, on a donc fait une autre version, qui a été celle qu'on a emmenée en Espagne, et c'est avec cette version qu'on travaille actuellement.
Pour conclure, c'est comme si notre travail... quand "Quique" commence à écrire, c'est à partir de réflexions que nous avons à propos d'un contexte qui nous entoure, et les résultats sont divers : pour Breve anotación de movimiento (Brève note sur le mouvement, ndlr), le thème était les relations inter-personnelles, le cannibalisme, l'anthropophagie et tout ça, et il en a résulté une comédie ! On ne sait pas à quel moment elle s'est convertie en comédie, mais ça a été le résultat.
Avant cela, Familia Nuclear, c'était aussi une comédie mais sur le thème de la violence familiale. C'est donc un thème très sérieux qui, à travers la dramaturgie et la mise-en-scène, se converti en comédie, avec au fond une réflexion.
Et cette pièce-ci a pour thème notre contexte actuel. Je ne voudrais pas parler de cela, mais parfois j'en ressens la nécessité.
Wendy B. : J'ai été une des premières actrices à participer au montage initial et à plusieurs occasions, ça a été pour nous une situation très forte de présenter la pièce parce qu'elle parle de beaucoup de choses, bien qu'il n'y ait pas de dénonciation, on ne parle d'aucun groupe en particulier, mais on avait peur, peur de pouvoir générer un certain type... de réactions, pour quelqu'un qui est dans le public et qui a une position politique par rapport à ce qu'on vit. Une fois, on l'a jouée dans un lieu où le contexte politique est très tendu et on avait peur ! Parce que la pièce, même si elle ne passe pas par un langage littéral, les symboles et la poétique utilisés sont forts, sont d'autant plus forts. Cette humanité que contient la pièce touche le public d'une telle façon qu'il y a des gens qui nous ont dit : "il y a beaucoup de sang, dans cette pièce", alors qu'il n'y a pas une seule goutte de sang sur scène.

Pensez-vous que l'artiste de théâtre ait une responsabilité ?
Ariel M. : Je crois que Otra de leche est une des pièces qui nous a le plus permis de réfléchir et de nous positionner. Il y a une réflexion sur le plan politique, sans que nous ayons une tendance affichée. Mais je crois qu'il faut avoir une vision claire de ce que l'on fait, de ce qui nous entoure, de ce contexte.
John Alex : Il y a une phrase d'Albert Camus qui dit que, quand le contexte social est tendu et qu'il y a des guerres et des conflits, le rôle de l'artiste ce n'est pas de juger et de dénoncer, mais de chercher la manière de récupérer "l'humain", avant tout. Et je crois que c'est notre position, surtout avec Otra de leche.
Oscar R. : Nous avons eu des conflits dans la dynamique de création, dans la partie physique : quel est le rôle de l'acteur ou de l'actrice qui s'arrête sur scène ? qu'est-ce qu'il représente ? au nom de quel concept vient-il communiquer quelque chose à un public ? Cela a généré chez nous une prise de position en tant qu'artistes : devons-nous nous transformer ? ne pas nous transformer ? Nous sommes nous-mêmes dans des conditions déterminées par notre sexe, et par les relations entre les comédiens. Chacun doit réfléchir à cela, c'est une vision politique, une vision humaine : où sommes-nous ? où va-t-on ? que veut-on ? que veut-on donner aux gens ?
Ariel M. : On ne cherche pas... notre objectif n'est pour rien au monde de faire des pamphlets, parce que les conditions socio-politiques du pays ont changé, ce n'est plus le même contexte, même si au niveau historique certaines choses demeurent. Mais on a changé, nous sommes une autre génération, qui se détache des générations antérieures, qui est aussi née avec la violence et la guerre. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut accepter : nous vivons dans un conflit armé, et oui, ça revient, et ça se transmet, d'une certaine manière, de génération en génération, et c'est ce qui nous oblige à avoir un parti pris politique. Bien sûr il y a d'autres aspects : l'esthétique, le jeu de l'acteur,... mais il y a toujours la question politique.

Pour finir, que pensez-vous que le théâtre puisse apporter aux gens ?
Silence.
Ariel M. : Personnellement, je ne sais pas si le théâtre peut transformer les esprits, une société, mais je crois que l'une de ses tâches, c'est de proposer un espace de réflexion. S'il y a 300 spectateurs dans la salle, et 10 ou 15 qui sortent en se disant : "c'est bien de réfléchir au sujet de ce qui se passe", et le reste qui se dit : "quelle bonne pièce / quelle pièce pamphlétaire" ou je ne sais quoi, l'objectif est atteint.
Wendy B. : Je pense que le théâtre et l'art en général peut dire des choses qui ne se disent pas au quotidien. Être sur scène nous permet, nous donne ce pouvoir d'aborder un thème - dans notre cas ce thème si complexe, qui nous affecte tous, et on ne parle pas que de la Colombie mais de l'absurde de la guerre et de cette humanité qu'il y a chez les personnes qui font la guerre. Ça nous permet donc aussi d'avoir une vision sur les choses du monde, de la vie, qu'on ne peut pas voir à d'autres moments. Quand tu regardes un journal télévisé, personne ne se pose des questions sur cet être humain qui fait la guerre. Nous on peut, ici, sur scène, se le demander. C'est cela que permet l'art.
Ariel M. : Je crois que c'est très compliqué, surtout dans notre contexte, parce que, dans l'histoire, le théâtre colombien a été important à un moment, il a marqué comme un point avec le travail de création collective, et le Nouveau Théâtre latino-américain. Je pense qu'il y a eu comme un vide après cela. Il n'y a pas de culture théâtrale dans notre société, on essaye, mais je crois qu'on ne peut pas parler de "culture théâtrale", où les gens ressentent la nécessité d'aller au théâtre, de voir du bon théâtre, parce qu'ici, surtout à Cali, le "bon théâtre", c'est celui de l'Aguila Descalsa, du théâtre commercial comme on dit ici, dans lequel il y a des acteurs de la télévision, connus, ça c'est le théâtre pour les gens, pour une grande partie des gens. Mais un groupe de Cali, de Medellín ou de Bogotá, qui n'a aucun acteur de télévision, comme il n'y a aucun attrait commercial, les gens n'y vont tout simplement pas. C'est très difficile, avec ce type de théâtre que nous faisons, de pouvoir atteindre les masses.
Wendy B. : Bien que ces dernières années, un mouvement théâtral fort a commencé à se développer à Cali. Je suis revenue il y a peu d'Argentine, j'étais loin pendant 3 ans, et beaucoup de groupes de théâtre ont grandis, ont fleuris, avec des acteurs stables, un metteur-en-scène, et une proposition. Et je crois que ces dernières années - bien que, quand j'étais à l'université, il était beaucoup plus difficile de rencontrer des groupes - aujourd'hui tu regardes les affiches de théâtre, et il y a beaucoup de possibilités, et le public va au théâtre.
Oscar R. : Toute société possède un niveau de censure, qui dépend du système socio-économique de chaque lieu. Je l'ai aussi vécu de l'extérieur, et maintenant que je suis ici, je vois qu'à Cali par exemple, à ce jour, apparaissent ces pamphlets qui disent : "Tout gay, toute prostituée, tous ceux qui sont différents, ne peuvent plus vivre". Pour moi, l'art ou le théâtre plus spécifiquement, doit essayer de montrer et de faire le lien entre tous ces gens qui le servent : dramaturges, acteurs, metteurs-en-scène, public... essayer entre tous, de construire une dialectique pour que cette ligne de censure puisse baisser. Dans ce contexte, c'est difficile, parce que notre censure augmente tout le temps : tu dois te coiffer pareil, parler pareil, penser pareil, ressentir pareil. Le rôle du théâtre, pour moi, c'est de baisser cette ligne de censure, de la baisser, baisser, baisser...
John Alex C. : Pour parler de cette question qui est si importante : A quoi sert le théâtre dans la société ? je crois que, au milieu de tant de moyens technologiques, de tant d'écrans, de tant de manières d'être soi-disant en contact avec l'autre, le théâtre continue d'être la chose, très ancienne, qui permet de faire se rencontrer un acteur et un spectateur, physiques, réels, dans un espace réel, ouvert ou fermé, pour faire des choses fausses, pour créer des conventions, pour simuler, simuler la réalité au milieu de tant d'effets spéciaux, de tant de films, de tant de possibilités que nous avons. Le théâtre nous permet de nous rencontrer.
La possibilité de la rencontre, pour penser, ou pour créer des symboles et les lire, je crois que c'est par là qu'est le théâtre. Pourvu qu'il ne perde pas ça !
Paola Andrea T. : Je pense aussi que le théâtre est un outil pédagogique. Tu peux transmettre de manière très efficace des messages, et le public peut vivre des expériences à travers le théâtre.

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